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L’embarquement des Grecs après la prise de Troie - Louis-Joseph Le Lorrain

Date :
1757
Nature de l'image :
Gravure sur cuivre, eau-forte
Dimensions (HxL cm) :
21,7x36,8 cm
Lieu de conservation :
M-TS-ES-00113
Œuvre signée
Œuvre datée

Analyse

Le Lorrain entend restituer d’après l’ekphrasis de Pausanias (Phociques, c’est-à-dire le livre X de la Description de la Grèce, chapitre 25-27) le tableau de Polygnote qui ornait le Lesché de Delphes :

« Quand vous serez entré dans [le Lesché], vous verrez sur le mur à main droite un grand tableau qui représente d’un côté la prise de Troie, de l’autre les Grecs qui s’embarquent pour leur retour. On prépare le vaisseau que doit monter Ménélas. Vous voyez ce vaisseau avec l’équipage, composé de soldats, de matelots et de jeunes enfants. Phrontis le maître pilote est au milieu, une rame à la main. Dans Homère, Nestor entretenant Télémaque lui parle de Phrontis qu’il fait fils d’Onétor. Il dit que c’était un excellent pilote, qu’il conduisait le navire de Ménélas, et qu’il avait déjà passé le cap de Sunium en Attique lorsqu’il finit ses jours. Nestor ajoute que lui, Nestor, avait fait le voyage jusque-là avec Ménélas, et que le roi de Mycènes s’arrêta en ce lieu pour élever un tombeau à Phrontis et pour lui rendre les derniers devoirs avec la distinction qu’il méritait.

[3] C’est ce Phrontis que Polygnote a voulu peindre. Au-dessous de lui on voit un certain Ithemenès qui apporte des habits, et Echoeax qui descend d’un pont avec une urne de bronze. Politès, Strophius et Alphius détendent le pavillon de Ménélas qui était un peu éloigné du vaisseau, et Amphialus en tend un autre plus près. Sous les pieds d’Amphialus il y a un enfant dont le nom est ignoré. Phrontis est le seul qui ait de la barbe, et le seul aussi dont Polygnote ait pris le nom dans Homère ; car je crois qu’il a inventé les noms des autres personnages dont je viens de parler.

[4] Briséis est debout, Diomède au-dessus d’elle et Iphis auprès, ils paraissent admirer la beauté d’Hélène. Cette belle personne est assise ; près d’elle je crois que c’est Eurybate le héraut d’Ulysse, quoiqu’il n’ait pas encore de barbe. Hélène a deux de ses femmes avec elle, Panthalis et Electre. La première est auprès de sa maîtresse, la seconde lui attache sa chaussure. Homère emploie d’autres noms dans l’Iliade, lorsqu’il nous représente Hélène qui va avec ses femmes vers les murs de la ville.

[5] Au-dessus d’Hélène il y a un homme assis ; il est vêtu de pourpre et il paraît extrêmement triste. On n’a pas besoin de l’inscription pour connaître que c’est Hélénus fils de Priam. A côté de lui, c’est Mégès avec son bras en écharpe, comme Leschée de la ville de Pyrrha et fils d’Eschylène nous le dépeint dans son poème sur le sac de Troie ; car il dit que Mégès fut blessé par Admète d’Argos dans le combat que les Troyens soutinrent la nuit même que leur ville fut prise.

[6] Auprès de Mégès, c’est Lycomède fils de Créon, blessé aussi au poignet comme le même poète nous apprend qu’il le fut par Agénor. Polygnote avait donc lu les poésies de Leschée, autrement il n’aurait pu savoir toutes ces circonstances. Il représente le même Lycomède blessé en deux autres endroits, à la tête et au talon. Euryale fils de Mécistée a aussi deux blessures, l’une à la tête et l’autre au poignet.

[7] Toutes ces figures sont au-dessus d’Hélène. A côté d’elle on voit Ethra mère de Thésée qui a la tête rase, et Démophon fils de Thésée, qui autant que l’on en peut juger par son attitude, médite comment il pourra mettre Ethra en liberté. Les Argiens prétendent que de la fille de Synnis il naquit à Thésée un fils qui eut nom Mélanippe, et qui dans la suite remporta le prix de la course, lorsque les Epigones célébrèrent les jeux néméens qui avaient été institués par Adraste.

[8] Leschée de son côté dit dans ses poésies qu’après la prise de Troie Ethra vint au camp des Grecs, qu’elle y fut reconnue par les fils de Thésée, et que Démophon demanda sa liberté à Agamemnon, qui ne voulut pas l’accorder sans savoir auparavant si Hélène le trouverait bon. C’est pourquoi l’on envoya à Hélène un héraut, lequel n’eut pas de peine à la fléchir. On peut donc croire qu’Eurybate est là pour s’acquitter de sa commission, et pour faire part à Hélène de la volonté d’Agamemnon.

[9] Sur la même ligne on voit des femmes troyennes qui sont captives et gémissantes. On distingue surtout Andromaque et son fils qu’on lui a arraché d’entre les bras. Leschée dit que ce malheureux enfant fut précipité du haut d’une tour, non pas de l’avis des Grecs mais par l’effet de la haine que Néoptolème avait pour le sang d’Hector. On remarque aussi Médésicaste une des filles naturelles de Priam, qui était établie à Pédéon, ville dont parle Homère, et mariée à Imbrius fils de Mentor.

[10] Ces deux princesses ont un voile sur le visage. Polyxène qui est ensuite a ses cheveux noués par derrière à la manière des jeunes personnes. Les poètes nous apprennent qu’elle fut immolée sur le tombeau d’Achille, et ses malheurs font aussi le sujet de deux beaux tableaux que j’ai vus, l’un à Athènes, l’autre à Pergame sur le Caïque.

[11] Polygnote n’a pas oublié Nestor ; il a une espèce de chapeau sur la tête et une pique à la main. Son cheval est auprès de lui, qui semble vouloir se rouler sur le rivage. Car cette partie du tableau représente le rivage de la mer, on n’en peut douter à la quantité de petits cailloux et de coquillages que l’on y voit. L’autre partie n’a rien qui tienne du voisinage de la mer.

XXVI. [1] Au-dessus de ces femmes qui sont entre Nestor et Ethra, il y a quatre autres captives, Clymène, Créüse, Aristomaque et Xénodice. Stésichore, dans ses vers sur la prise de Troie, met en effet Clymène au rang des captives. Le poète Ennus parle d’Aristomaque ; il la fait fille de Priam et femme de Critolaüs fils d’Icétaon. Je ne connais ni poète ni historien qui ait fait mention de Xénodice. Pour Créüse, on dit que la mère des dieux et Vénus l’enlevèrent aux Grecs et lui rendirent la liberté. On croit aussi qu’elle fut femme d’Enée, quoique Leschée et l’auteur des Cypriaques donnent à Enée pour femme Eurydice.

[2] Au-dessus de ces femmes vous voyez quatre autres captives sur un lit ; elles sont nommées Déinome, Métioque, Pisis et Cléodice. Déinome est la seule qui soit connue ; il en est parlé dans ce que l’on appelle la Petite Iliade. Je crois que Polygnote a inventé les noms des trois autres. Epéüus est représenté nu, et il renverse les murs de Troie : on voit le fameux cheval de bois ; mais il n’y a que sa tête qui passe les autres figures. Polypoetès fils de Pirithoüs a la tête ceinte d’une espèce de bandelette. Acamas fils de Thésée est auprès, la tête dans un casque avec une aigrette dessus.

[3] Ulysse est armé de sa cuirasse. Ajax fils d’Oïlée tient son bouclier, et approche de l’autel comme pour se justifier par son serment de l’attentat qu’il allait commettre contre Cassandre. Cette malheureuse princesse est couchée par terre devant la statue de Pallas, elle l’embrasse, elle veut l’emporter, elle l’a déjà ôtée de dessus son piédestal ; mais Ajax l’arrache impitoyablement de l’autel. Les deux fils d’Atrée ont aussi leurs casques ; Ménélas a de plus son bouclier, sur lequel on voit ce dragon qui parut durant le sacrifice en Aulide, et qui fut pris pour un prodige.

[4] Les Atrides veulent délier Ajax de son serment. Vis-à-vis du cheval, auprès de Nestor, Elassus semble expirer sous les coups de Néoptolème ; je ne sais quel était cet Elassus, mais il est peint mourant. Astynoüs, dont Leschée fait aussi mention, est tombé sur ses genoux, et Néoptolème lui passe son épée au travers du corps. Néoptolème est le seul Grec qui poursuive encore les Troyens ; Polygnote l’a dépeint de la sorte, parce qu’apparemment ce tableau devait servir d’ornement à sa sépulture. Dans Homère, le fils d’Achille est toujours nommé Néoptolème ; mais l’auteur des Cypriaques dit que Lycomède le nomma Pyrrhus, et que Phoenix lui donna le nom de Néoptolème, parce qu’Achille son père était extrêmement jeune lorsqu’il alla à la guerre.

[5] Il y a un autel du même côté ; un enfant saisi de frayeur s’attache à cet autel, sur lequel on voit une cuirasse d’airain d’une forme très différente de celles d’aujourd’hui, et comme on en portait alors. Elle est composée de deux pièces, dont l’une couvrait le ventre et l’estomac, l’autre couvrait les épaules. La partie antérieure était concave, et de là-même ces sortes de cuirasses prenaient leur dénomination. Les deux pièces se joignaient ensemble par deux agrafes.

[6] Cette armure était d’une très bonne défense, indépendamment du bouclier. Aussi Homère nous peint-il le phrygien Phorcys combattant sans bouclier, parce qu’il avait une de ces cuirasses. Telle est donc celle que j’ai vue dans le tableau de Polygnote. Et dans le temple de Diane d’Ephèse on voit un tableau de Calliphon de Samos, où des femmes ajustent une cuirasse semblable sur le corps de Patrocle.

[7] Polygnote a représenté Laodice éloignée de l’autel, comme n’étant pas du nombre des captives. En effet, jamais aucun poète ne l’a mise de ce nombre, et il n’est pas vraisemblable que les Grecs l’eussent tenue prisonnière ; car d’un côté Homère dit dans l’Iliade qu’Anténor reçut chez lui Ménélas et Ulysse, et qu’Hélicaon fils d’Anténor, épousa Laodice.

[8] Et de l’autre, Leschée nous apprend qu’Hélicaon ayant été blessé en combattant de nuit, fut reconnu et sauvé par Ulysse ; d’où l’on peut juger que les Atrides ne pouvaient manquer d’égards pour la femme d’Hélicaon, quoi qu’en dise Euphorion de Chalcis, qui a imaginé beaucoup de choses contre la vraisemblance.

[9] Après Laodice, on voit une cuvette de cuivre sur un piédestal de marbre. Méduse est plus bas, qui tient des deux mains le pied de la cuvette. Quiconque a lu le poète d’Himéra, sait que cette Méduse était une des filles de Priam. Près d’elle vous voyez une vieille femme, ou peut-être un eunuque, qui a la tête rasée, et qui tient sur ses genoux un enfant tout nu. Cet enfant, par un mouvement naturel que lui inspire la frayeur, met sa main devant ses yeux.

XXVII. [1] Le peintre a représenté ensuite des corps morts. Le premier qui s’offre à la vue est celui d’un nommé Pélis ; il est dépouillé et couché sur le dos. Au-dessous de lui gisent Eïonée et Admète, qui ont encore leurs cuirasses. Leschée dit qu’Eïonée fut tué par Néoptolème, et Admète par Philoctète ; plus haut vous en voyez d’autres. Léocrite fils de Polydamas, qui périt de la main d’Ulysse, est sous la cuvette. Au-dessus d’Eïonée et d’Admète, c’est le corps de Choroebus fils de Mygdon, lequel Mygdon a un magnifique tombeau sur les confins des Phrygiens et des Tectosages ; d’où il est arrivé que les Phrygiens ont eu le nom de Mygdoniens en poésie. Son fils était venu à Troie, dans le dessein d’épouser Cassandre ; mais il fut tué, selon la coutume opinion, par Néoptolème ; et selon le poète Leschée, par Diomède.

[2] Au-dessus de Choroebus, on remarque les corps de Priam, d’Axion et d’Agénor. Si nous en croyons le poète Leschée, Priam ne fut pas tué devant l’autel de Jupiter Hercéus ; mais il en fut seulement arraché par force, et ce malheureux roi se traîna ensuite jusque devant la porte de son palais, où il rencontra Néoptolème, qui n’eut pas de peine à lui ôter le peu de vie que sa vieillesse et ses infortunes lui avaient laissé. Stésichore, dans ses vers sur la prise de Troie, dit qu’Hécube fut transportée en Lycie par Apollon. A l’égard d’Axion, Leschée prétend que c’était un fils de Priam, et qu’Eurypile fils d’Enémon le tua de sa main. Suivant le même poète, Agénor tomba sous les coups de Néoptolème : ainsi Echeclus fils d’Agénor fut tué par Achille, et Agénor lui-même fut tué par Néoptolème.

[3] Ensuite vous apercevez Sinon, le compagnon d’Ulysse, et Anchialus, qui emportent le corps de Laomédon. Un certain Erésus est aussi parmi les morts ; je ne connais aucun poète qui ait parlé de cet Erésus ni de ce Laomédon. Devant le logis d’Anténor il y a une peau de léopard, comme pour lui servir de sauvegarde et pour avertir les Grecs de respecter cette maison. Théano est aussi représentée avec ses deux fils, Glaucus et Eurymaque. Le premier est assis sur une cuirasse faite à l’antique, comme celles dont j’ai parlé ; le second sur une pierre.

[4] A côté de celui-ci on voit Anténor avec Crino sa fille, qui tient un enfant entre ses bras. Le peintre a donné à toutes ces figures l’air et l’attitude qui conviennent à des personnes accablées de tristesse. D’un autre côté ce sont des domestiques qui chargent des paniers sur un âne et les remplissent de provisions ; un enfant paraît assis dessus. En cet endroit, il y a deux vers de Simonide, dont voici le sens : Polygnote de Thase fils d’Aglaophon a fait ce tableau qui représente la prise de Troie. »

Annotations :

1. Signé et daté en bas à gauche, sur le fût d’une colonne abattue, « Le Lorrain 1757 ».
Sous la gravure à gauche : « Dessiné et gravé par le Lorrain ».
Légende en bas au centre : « PREMIER TABLEAU | L’EMBARQUEMENT DES GRECS | après la prise de Troye. | Pausanias Phoc. »
[Phoc. pour Phociques, qui désigne le livre X de la Périégèsis de Pausanias.]

3. Autre exemplaire au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale de France, AA3 Le Lorrain.

Objets :
Muraille, enceinte
Quatrième mur
Sources textuelles :
Pausanias, Description de la Grèce
Livre X, chap. 25-27

Informations techniques

Notice #010195

Image HD

Identifiant historique :
A9514
Traitement de l'image :
Image web
Localisation de la reproduction :
Limedia Galeries (https://galeries.limedia.fr)
Bibliographie :
G. Faroult, G. Scherf, Ch. Leribault &alii, L’Antiquité rêvée, Gallimard, 2010
n° 27, p. 159