La décollation de saint Jean-Baptiste - Jean-Baptiste Marie Pierre
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Analyse
On lit simplement sur le livret du Salon de 1761 :
« Professeurs.
Par M. Pierre, Ecuyer, Premier Peintre de M. le Duc dâOrlĂ©ans, Professeur. [âŠ]
13. La DĂ©colation de S. Jean-Baptiste.
Tableau de trois pieds de haut sur quatre de large. »
Diderot commence par dĂ©crire lâaction commandĂ©e par le sujet du tableau. Sâil sâagit de la dĂ©collation de saint Jean, on recherche dâabord le corps du saint : « Le corps du saint est Ă terre » contient une critique implicite. Câest un corps sans mouvement, sans action, un corps dont Pierre nâa tirĂ© aucun parti dramaturgique. Dans le texte, le corps constitue le socle descriptif ; il tient lieu de lâestrade de pierre qui, sur la toile, dĂ©limite la scĂšne proprement dite.
Lâaction commandĂ©e par le sujet, câest la dĂ©collation, câest-Ă -dire la sĂ©paration de la tĂȘte et du corps. Diderot va insister sur ce verbe sĂ©parer, pour faire apparaĂźtre comment le peintre a malheureusement totalement neutralisĂ© lâaction : « lâexĂ©cuteur tient le couteaiu avec lequel il a sĂ©parĂ© la tĂȘte ; il montre cette tĂȘte sĂ©parĂ©e Ă Herodiade. » Le couteau comme la tĂȘte dĂ©signent intellectuellement une action qui nâest pas visuellement montrĂ©e. Tout le commentaire va dĂšs lors sâorganiser autour de ce dĂ©faut dâaction, comme si lâimage arrivait trop tard aprĂšs elle. « Cette tĂȘte est livide, comme sâil y avait plusieurs jours dâĂ©coulĂ©s depuis lâexĂ©cution. Il nâen tombe pas une goutte de sang. » Diderot reprend une critique quâil vient de formuler contre la DĂ©position de croix du mĂȘme peintre : « votre Christ avec sa tĂȘte livide et pourrie, est un noyĂ© qui a sĂ©journĂ© quinze jours dans les filets de St Cloud. » De mĂȘme, Ă propos du Combat de DiomĂšde et dâĂnĂ©e par Doyen, dans le mĂȘme Salon de 1761, il trouvera quâon aurait pu « rendre ces cadavres fraĂźchement Ă©gorgĂ©s, moins livides » (Hermann, p. 153). Non seulement Pierre ne sait pas faire la chair et laisse trop voir quâil a travaillĂ© avec des cadavres qui nâĂ©taient plus trĂšs frais, mais il nâa pas compris, ayant Ă peindre une dĂ©capitation, que lâeffet central pour lâĆil serait celui du sang jaillissant Ă la fois du corps, dont il dissimule stupidement le cou tranchĂ©, et de la base de la tĂȘte. Dans la Lettre sur les sourds, Diderot sâĂ©tait extasiĂ©, Ă propos de la mort dâEuryale, de lâit cruor virgilien : « et lâimage dâun jet de sang, it cruor ; et celle de la tĂȘte dâun moribond qui retombe sur son Ă©paule, cervix collapsa recumbit ; et le bruit dâune faux qui scie, succisus ; et la dĂ©faillance de languescit moriens ; et la mollesse de la tige du pavot, lassove papavero collo ; et le demiser caput, et le gravantur qui finit le tableau. » (Bouquins, p. 36 ; EnĂ©ide IX, 433-437.) On attend chez Pierre de voir le sang gicler, et câest ce manque qui dĂ©truit toute la composition. La rĂ©pĂ©tition du verbe sĂ©parer produit un dĂ©placement : elle ne dĂ©signe plus lâaction du tableau, la dĂ©collation, mais lâĂ©chec de la cristallisation scopique, qui sĂ©pare les Ă©lĂ©ments du tableau, qui empĂȘche la scĂšne de faire tableau. Grimm nâa pas compris lâeffet du mot et de sa rĂ©pĂ©tition et a corrigĂ© la phrase pour la Correspondance littĂ©raire (variante J) : « il a sĂ©parĂ© la tĂȘte » devient « il a tranchĂ© la tĂȘte » et « il montre cette tĂȘte sĂ©parĂ©e » est simplifiĂ© en « il montre cette tĂȘte ». TranchĂ© nâest plus Ă double entente et la disparition de la rĂ©pĂ©tition ne produit plus lâeffet dĂ©constructif.
AprĂšs avoir dĂ©crit lâaction proprement dite, ou plus exactement la faillite de lâaction commandĂ©e par le sujet, Diderot passe aux spectateurs de la scĂšne, HĂ©rodiade debout et la servante Ă demi agenouillĂ©e et tendant le plat qui doit recevoir la tĂȘte de Jean Baptiste. Ces personnages se tiennent sur les marches de lâestrade de pierre oĂč lâexĂ©cution a eu lieu, en marge donc de la scĂšne thĂ©Ăątrale proprement dite. Le plat est un Ă©lĂ©ment topique de la scĂšne, commandĂ© dâailleurs par le texte biblique. SalomĂ©, la fille dâHĂ©rodiade, avait dansĂ© devant HĂ©rode, qui, charmĂ©, sâĂ©tait engagĂ© Ă la rĂ©compenser en lui donnant ce quâelle demanderait. « EndoctrinĂ©e par sa mĂšre, elle lui dit : Donne-moi ici, sur un plat, la tĂȘte de Jean le Baptiste. Le roi fut constristĂ©, mais Ă cause de ses serments et des convives, il commanda de la lui donner et envoya dĂ©capiter Jean dans la prison. Sa tĂȘte fut apportĂ©e sur un plat et donnĂ©e Ă la jeune fille, qui la porta Ă sa mĂšre. » (Matthieu 14, 8-11.)
Diderot approuve le geste de la jeune fille, quâil ne nomme pas, mais que le texte biblique et la tradition iconographique nous incitent Ă identifier Ă SalomĂ© : « La jeune fille qui tient le plat sur lequel elle sera posĂ©e, dĂ©tourne la tĂȘte, en tendant le plat ; cela est bien ». Le geste de SalomĂ© obĂ©it Ă une double contrainte : dans le mĂȘme mouvement elle avance et elle recule, elle exĂ©cute le forfait et elle le refuse, elle donne Ă voir lâhorreur et elle sây soustrait. Cette contradiction qui justifie son immobilitĂ© pĂ©trifiĂ©e tout en donnant lâillusion dâun mouvement violent porte Ă son plus haut degrĂ© dâefficacitĂ© lâeffet pictural, qui doit rendre le paroxysme dramatique de la poĂ©sie tout en restant tributaire de lâimmobilitĂ© de la peinture. Dâautre part, ce double geste met en abyme le dispositif du quatriĂšme mur, par lequel le peinre dramaturgique ne doit jamais rien montrer, exhiber explicitement au spectateur, mais seulement laisser voir, par effraction, ce qui devrait demeurer sans tĂ©moin. SalomĂ© en se dĂ©tournant rappelle que lâĆil du spectateur est et doit demeurer un Ćil barrĂ©, qui voit malgrĂ© lui et, par lĂ , est dĂ©douanĂ©, dĂ©gagĂ© moralement de ce quâil voit. Diderot formulera ce principe Ă de nombreuses reprises, par exemple Ă propos de La Chaste Suzanne de LagrenĂ©e, dans le Salon de 1767 : « Une scĂšne reprĂ©sentĂ©e sur le toile, ou sur les planches, ne suppose pas de tĂ©moins. » (Bouquins, p. 558.)
Si le mouvement contrariĂ© de SalomĂ© plaĂźt Ă Diderot, parce quâil donne Ă voir lâĂ©cran du dispositif scĂ©nique, il est moins satisfait dâHĂ©rodiade, qui commande les opĂ©rations au dessus dâelle. Diderot croit se souvenir que Pierre a reprĂ©sentĂ© HĂ©rodiade « frappĂ©e dâhorreur », et il le lui reproche : « Ne voyez-vous pas que ce mouvement dâhorreur lâexcuse ? » On est surpris, en se reportant au tableau aprĂšs avoir lu Diderot de voir un visage absorbĂ© par le spectacle de lâexĂ©cution, mais nullement horrifiĂ©, un visage incroyablement tranquille qui ne semble pas sâaccorder avec le commentaire et le reproche de Diderot : SalomĂ© est horrifiĂ©e, mais HĂ©rodiade nullement. Diderot est influencĂ© dans son jugement non par lâexpression, mais par le mouvement de la jeune femme (« ce mouvement dâhorreur ») : son corps semble rejetĂ© en arriĂšre, des bras sont Ă©tendus sur les cĂŽtĂ©s ; ce mouvement gĂ©nĂ©ral de la figure pourrait dĂ©signer le recul horrifiĂ©. Câest par exemple le mouvement de Balthasar dans le tableau de Rembrandt. En fait HĂ©rodiade nâesquisse pas un mouvement de recul ; tout au contraire, elle sâavance. De la main gauche elle pousse SalomĂ© Ă retourner sa tĂȘte vers celle du dĂ©capitĂ© ; de la droite, elle invite le bourreau Ă se rapprocher. Pierre respecte le texte biblique, qui fait dâHĂ©rodiade lâinstigatrice du crime, et de SalomĂ© un simple instrument de sa vengeance. Sur la toile, HĂ©rodiade est le personnage qui dĂ©limite et enveloppe la scĂšne ; son geste enveloppant assure la cohĂ©sion de lâensemble et permet aux personnages de « faire groupe », pour reprendre une expression cĂ©lĂšbre de la confĂ©rence de Le Brun sur La Manne de Poussin, que Diderot a longuement mĂ©ditĂ©e.
Pourquoi Diderot interprĂšte-t-il la toile Ă contresens ? On peut plaider certes simplement pour lâoubli et la confusion des expressions de SalomĂ© et dâHĂ©rodiade, lorsque, seul dans son cabinet, le philosophe cherchait Ă se remĂ©morer une peinture qui ne lui avait fait que peu dâimpression. Mais peut-ĂȘtre cette figure de mĂšre vengeresse a-t-elle interfĂ©rĂ© avec lâimaginaire romanesque de Diderot, qui sâest plu Ă forger ce type de personnages : la mĂšre de Suzanne dans La Religieuse, la mĂšre Sainte-Christine Ă©galement, et surtout Mme de La Pommeraye dans Jacques le Fataliste.
Dâune certaine maniĂšre, le discours que Diderot prĂȘte Ă HĂ©rodiade sera celui de Mme de La Pommeraye au marquis des Arcis, mais la marquise est une HĂ©rodiade moralisĂ©e : « On le reçut avec un visage oĂč lâindignation se peignait dans toute sa force ; le discours quâon lui tint ne fut pas long ; le voici : Marquis, lui dit-elle, apprenez Ă me connaĂźtre. Si les autres femmes sâestimaient assez pour Ă©prouver mon ressentiment, vos semblables seraient moins communs. » (Bouquins, p. 822.) Une autre raison incite au rapprochement : lorsque le marquis des Arcis rentre chez lui, il exprime sa fureur Ă sa femme et Ă la mĂšre de celle-ci. Et Diderot de prĂ©ciser : « Lâune montrait la figure du dĂ©sespoir, lâautre la figure de lâendurcissement. » (P. 823.) Cette double rĂ©action fĂ©minine face Ă lâhorreur de la scĂšne est exactement ce que Diderot voudrait ici voir reprĂ©sentĂ© face Ă la dĂ©collation de saint Jean : mĂȘme si le contexte de la scĂšne et la nature des sentiments sont diffĂ©rents, la polaritĂ© est la mĂȘme. Lâeffet scĂ©nique repose sur cette polaritĂ© expressive, ce jeu figural en antithĂšse. Lâhorreur de SalomĂ© se dĂ©tache sur la joie fĂ©roce dâHĂ©rodiade, et vice-versa. Pierre nâa pas conçu les choses ainsi dâailleurs : câest entre trois figures fĂ©minines quâil rĂ©partit les expressions : HĂ©rodiade fait face, SalomĂ© se dĂ©tourne Ă demi, une troisiĂšme femme Ă droite est complĂštement retournĂ©e, la tĂȘte dans ses mains. Pierre a peint non une opposition, mais une gradation : face Ă un accident, une scĂšne donnĂ©e, le peintre fait jouer la gamme des rĂ©actions, et feuillette ainsi le catalogue des expressions fixĂ©es par Le Brun dans sa cĂ©lĂšbre confĂ©rence sur lâexpression des passions.
Cette joie fĂ©roce que Diderot appelle de ses vĆux pour figurer HĂ©rodiade, câest la « joie maligne » biblique, la joie quâon Ă©prouve Ă la chute de ses ennemis, une joie dangereuse que Dieu rĂ©prouve. « Si ton ennemi tombe, ne te rĂ©jouis pas, / que ton cĆur nâexulte pas de ce quâil trĂ©buche, / de peur que, voyant cela, YahvĂ© ne soit mĂ©content / et quâil ne dĂ©tourne de lui sa colĂšre. » (Proverbes, 24, 17-19.) On trouve dâailleurs la mĂȘme idĂ©e chez HomĂšre. AprĂšs le massacre des prĂ©tendants, Ulysse dit Ă la vieille nourrice EuryclĂ©e : « Vieille, ton cĆur peut jubiler ; mais tais-toi ! pas un cri ! / Triompher sur des hommesmorts est une impiĂ©tĂ©. » (Od. 24, 411-2.) La joie maligne apparaĂźt de façon rĂ©currente chez Corneille. Dans La Mort de PompĂ©e, AchorĂ©e dĂ©crit ainsi la rĂ©action de CĂ©sar lorsquâon lui apporte la tĂȘte de PompĂ©e, exĂ©cutĂ© sans son ordre en croyant lui faire plaisir :
« Et je dirai, si jâose en faire conjecture,
Que, par un mouvement commun Ă la nature,
Quelque maligne joie en son cĆur sâĂ©levait,
Dont sa gloire indignée à peine le sauvait. » (III, 1.)
Dans Horace, Sabine partagĂ©e entre Rome et son peuple dans la querelle des Horaces et des Curiaces sâexclame :
« Si jâai vu Rome heureuse avec quelque regret,
Soudain jâai condamnĂ© ce mouvement secret ;
Et si jâai ressenti, dans ses destins contraires,
Quelque maligne joie en faveur de mes frĂšres,
Soudain, pour lâĂ©touffer rappelant ma raison,
Jâai pleurĂ© quand la gloire entrait dans leur maison. » (I, 1.)
Dans Polyeucte, le gouverneur FĂ©lix, Ă lâarrivĂ©e de SĂ©vĂšre couvert dâhonneurs par lâempereur, se prend Ă espĂ©rer la mort de Polyeucte, quâil lui a prĂ©fĂ©rĂ© comme mari pour sa fille Pauline :
« Mais, par son trĂ©pas, lâautre Ă©pousait ma fille
Jâacquerrais nien par lĂ de plus puissants appuis,
Qui me mettraient plus haut cent fois que je ne suis.
Mon cĆur en prend par force une maligne joie.
Mais que plutĂŽt le ciel Ă tes yeux me foudroie,
QuâĂ des pensers si bas je puisse consentir,
Que jusque-là ma gloire ose se démentir ! » (II, 5.)
Diderot prend donc appui sur la tradition biblique, que lĂ©gitime le sujet choisi par Pierre, pour construire une situation cornĂ©lienne, et imaginer le discours dâHĂ©rodiade : « Voici le discours quâil fallait que je lusse sur le visage dâHĂ©rodiade. » Ce discours nâest pas une simple broderie imaginative de Diderot. Il est la piĂšce essentielle du dispositif scĂ©nique, qui article pictura et poesis. La peinture donne Ă lire une discours, quâil est du devoir de son spectateur de repĂ©rer et de dĂ©chiffrer. La figure dâHĂ©rodiade donne Ă lire une tirade et, par ce « donner Ă lire » visuel, garantit lâĂ©quivalence de la scĂšne picturale et de la scĂšne thĂ©Ăątrale. En peignant une HĂ©rodiade tranquille et silencieuse, sinion horrifiĂ©e, Pierre nâa pas fourni cette articulation discursive essentielle Ă toute scĂšne visuelle. Pierre ne recourt plus Ă cette ancienne sĂ©miologie, trĂšs classique : son HĂ©rodiade rĂ©unit de ses bras les protagonistes, Ă©tablissant de lâun Ă lâautre un continuum sensible, qui retourne progressivement la monstration horrifiante, Ă gauche, en dĂ©tour horrifiĂ©, Ă droite. Il nây a pas dâĂ©cran, pas de coupure articulatoire dâune scĂšne Ă des spectateurs, dâun discours tenu Ă un ou Ă des destinataires.
Le discours dâHĂ©rodiade est un discours dâhĂ©roĂŻne tragique : « PrĂȘche Ă prĂ©sent. Appelle-moi adultĂšre Ă prĂ©sent. Tu as enfin obtenu le prix de ton insolence. » Chaque phrase est plus longue que la prĂ©cĂ©dente, comme si, aprĂšs lâhorreur de la dĂ©capitation, qui laissait sans voix, interdit, la parole ne revenait que progressivement. La premiĂšre chose qui vient Ă HĂ©rodiade, câest justement lâimpossibilitĂ© de parler : Jean Baptiste ne pourra plus dĂ©sormais prĂȘcher. La parole dâHĂ©rodiade prend la place de la parole de Jean Baptiste, de sorte que la scĂšne figure bien une rĂ©volte, une insurrection de la chair, du corps, du fĂ©minin, contre le discours instituĂ© de la morale. Diderot met en scĂšne lâassomption dâHĂ©rodiade contre le sermon de Jean Baptiste, de la mĂȘme façon quâil suscitait, dans lâallĂ©gorie de Dumont le Romain, la rĂ©volte de la Discorde contre le discours pacificateur de Louis XV. Lâimage devient dialogique : « Mais je lâentends qui me rĂ©pond⊠», lui fait-il dire.
Il y a un dialogisme de lâimage, qui ne se rĂ©duit dâailleurs pas au dialogisme diderotien : ce nâest pas seulement le tableau selon Diderot qui se superpose au tableau de Pierre ; câest le sujet mĂȘme de la DĂ©collation de saint Jean qui implique la reprĂ©sentation dâun discours rĂ©voltĂ©, du discours triomphant dâun pouvoir corrompu. On touche ici au ressort profond de la culture humaniste, qui nâest pas une culture instituante, distribuant des valeurs, mais une culture du dĂ©doublement symbolique, prĂ©sentant Ă la fois les valeurs et la rĂ©volte contre elles.
Diderot revient alors Ă lâabsence du sang sur le tableau. Le sang dit visuellement ce que, sur le plan gĂ©omĂ©tral, figure lâaction : pas de sang, câest lâĂ©quivalent visuel de pas dâaction. Le compte rendu diderotien glisse toujours du gĂ©omĂ©tral vers le scopique. « Cet homme nâa pas senti lâeffet du sang qui eĂ»t descendu le long du bras de lâexĂ©cuteur ». Lâimage est Ă©pique et Diderot lâĂ©voque dans le Salon de 1767, Ă propos des Batailles de Casanove : « quand on a de la verve, des concepts rares, une maniĂšre dâapercevoir et de sentir originale et forte, le grand tourment est de trouver lâexpression singuliĂšre, individuelle, unique, qui caractĂ©rise, qui distingue, qui attache et qui frappe. Tu aurais dit dâun de tes combattants, quâil avait reçu Ă la tĂȘte, ou au cou, une Ă©norme blessure. Mais le poĂšte dit : La flĂšche lâatteignit au-dessus de lâoreille, entra, traversa les os du palais, brisa les dents de la mĂąchoire infĂ©rieure, sortit par la bouche, et le sang qui coulait le long de son fer, tombait Ă terre en distillant par la pointe. » (P. 667, DPV XVI 286.) Versini met ce passage en rapport avec Iliade, V, 291-3, oĂč DiomĂšde tue Pandare, fils de Lycaon : mais lâimage finale du sang coulant le long de la flĂšche et distillant par la pointe nây est pas. Lâimage diderotienne a pu ĂȘtre contaminĂ©e par le PhiloctĂšte de Sophocle, citĂ© plusieurs dans les Entretiens sur le Fils naturel. PhiloctĂšte Ă©voque en effet Ă plusieurs reprises le sang de sa blessure qui tombe goutte Ă goutte (stazei gar au moi foinion tod ek buthou / kĂȘkion aima, vers 783-4).
Diderot conclut son compte rendu par un trĂšs intĂ©ressant paradoxe : le tableau idĂ©al est un tableau quâon ne peut pas regarder. « Jâaime bien les tableaux de ce genre dont on dĂ©tourne la vue ; pourvu que ce ne soit pas de dĂ©goĂ»t, mais dâhorreur. » Au dĂ©goĂ»t, Ă lâabjection scopique que suscitait primitivement le tableau ratĂ© de Pierre, Diderot substitue lâhorreur, qui relĂšve du mĂȘme rapport Ă lâimage, mais annobli, Ă©levĂ© Ă la dignitĂ© tragique : lâhorreur tragique, câest fobos, fobos kai eleos, la terreur et la pitiĂ©, constituant la polaritĂ© matricielle de la reprĂ©sentation tragique selon Aristote. La tĂȘte de Jean Baptiste, la joie fĂ©roce dâHĂ©rodiade suscitent lâhorreur, tandis que le geste contradictoire de SalomĂ© nous introduit, par la terreur quâelle Ă©prouve, Ă la pitiĂ©. La scĂšne nous oblige Ă dĂ©tourner les yeux, comme le fait SalomĂ© ; mais prĂ©cisĂ©ment parce quâelle le fait, SalomĂ© suscite lâidentification et nous ramĂšne Ă la scĂšne. On touche ici au piĂšge fondamental du regard, duquel la scĂšne tire son efficacitĂ© : avec lâĆil du spectateur elle entretient une relation instable, impossible Ă fixer. Il nây a pas de bonne distance pour regarder, puisque Ă la fois on fuit lâimage et on est dedans. Tel est lâeffet scopique de la scĂšne qui, en deçà de la relation dâobjet, fait osciller le spectateur entre fascination et abjection (voir J. Kristeva, Pouvoirs de lâhorreur), ce qui nâest que la maniĂšre moderne, lâanachronisme nĂ©cessaire pour parler aujourdâhui de la terreur et de la pitiĂ© (Aristote).
Diderot procĂšde enfin Ă une ultime substitution dâimages : au lieu dâHĂ©rodiade, la performance ekphrastique oriente notre imagination vers Judith dĂ©capitant Holoferne. On voit bien le mouvement du texte, qui fait progressivement dâHĂ©rodiade, ordonnatrice lointaine du forfait dans lâhistoire biblique de la dĂ©collation de Jean, la protagoniste centrale et agissante dâune scĂšne qui se passe dĂ©sormais dâintermĂ©diaires : exeunt lâexĂ©cuteur et SalomĂ©. La femme vengeresse est seule face Ă Jean dĂ©capitĂ©. La confusion de Judith et de SalomĂ©-HĂ©rodiade nâest pas de lâinvention de Diderot : tout dâabord lâinterprĂ©tation figurale de la Bible par les PĂšres de lâĂglise sâest efforcĂ©e depuis le moyen Ăąge de faire des Ă©pisodes de lâAncien Testament des figures, des prĂ©figurations des Ă©vĂ©nements rapportĂ©s dans les Ăvangiles. Dans ce cadre, lâhistoire de Judith sauvant ses concitoyens de BĂ©thulie assiĂ©gĂ©s par Holopherne a Ă©tĂ© trĂšs tĂŽt mise en rapport avec celle de SalomĂ©. La pieuse veuve Judith, vĂȘtue en putain, ennivrant le gĂ©nĂ©ral Holopherne dans sa tente, puis le dĂ©capitant et prĂ©sentant sa tĂȘte depuis les murailles de BĂ©thulie pour mettre en dĂ©route lâarmĂ©e dâHolopherne, prĂ©figure SalomĂ© dansant avec la tĂȘte de Jean Baptiste posĂ©e sur un plat. Ce rapprochement est trĂšs intĂ©ressant car Judith est une hĂ©roĂŻne juive, tandis que SalomĂ© et HĂ©rodiade sont des Ăąmes damnĂ©es. Ce qui rĂ©unit les deux histoires nâest donc pas lâidentitĂ© des figures, mais du geste et de la scĂšne, laquelle narrativement prend ensuite des significations diffĂ©rentes. Depuis la Renaissance au moins, les SalomĂ©s et les Judith peintes deviennent souvent interchangeables : la mince diffĂ©rence du panier pour lâune, du plat pour lâautre, oĂč dĂ©poser la tĂȘte, tombe parfois.
LâidentitĂ© iconographique des deux sujets bibliques est telle quâErwin Panofsky en fait un exemple type dans son article sur « Le problĂšme de la description dâĆuvres appartenant aux arts plastiques et de lâinterprĂ©tation de leur contenu » (voir La Perspective comme forme symbolique, Minuit, 1975, p. 244sq.) Partant dâun problĂšme dâidentification dâune toile de Francesco Maffei (SalomĂ© ou Judith ?), Panofsky suggĂšre que la peinture est inventĂ©e de façon « analogique » et non en « allant directement puiser Ă la source des textes », de sorte quâ « un transfert sâest accompli qui a vu le plat de Jean-Baptiste devenir un des accessoires de la reprĂ©sentation de Judith ». Il y a donc une histoire des types iconographiques, qui nâest pas la mĂȘme que celle des sources textuelles, et construit une autonomie des figures et des scĂšnes par rapport Ă lâhistoire quâelles racontent et dans laquelle elles sâinscrivent.
Diderot fait jouer Ă plein cette histoire des types. Par elle le martyre de Jean Baptiste devient scĂšne tragique des imprĂ©cations dâHĂ©rodiade, et cette scĂšne elle-mĂȘme est retournĂ©e en scĂšne de Judith tranchant la gorge dâHolopherne. Lâimage fait ainsi lâobjet dâun double renversement, qui Ă chaque fois inverse la polaritĂ© symbolique de la reprĂ©sentation. Face au sens de lâimage, lâĆil nâĂ©tablit pas une position stable et le but du compte rendu nâest pas de fixer le sens : ce Ă quoi Diderot nous invite, câest Ă ce processus de rĂ©version, Ă cette attitude de lâĆil que je dĂ©signe comme « Ćil rĂ©voltĂ© ».
3. Dans son commentaire du tableau, Diderot regrette que lâHĂ©rodiade paraisse « frappĂ©e dâhorreur », contrairement Ă la Judith de Rubens, dont lâhorrible tranquillitĂ© est sublime tandis quâ« elle tient le sabre et elle lâenfonce tranquillement dans la gorge dâHoloferne ». Des trois Judith de Rubens que nous avons retrouvĂ©es, aucune nâest en train de trancher la tĂȘte : lâune lĂšve une Ă©pĂ©e pour dĂ©capiter Holoferne allongĂ© dans son lit (dessin de Francfort) ; une autre fourre la tĂȘte coupĂ©e dans le sac que lui tend sa servante (toile des Offices) ; la troisiĂšme prĂ©sente la tĂȘte Ă sa servante tout en regardant le spectateur avec malice (toile de Braunschweig).
Le tableau auquel Diderot fait allusion pourrait ĂȘtre celui du Caravage, ou plutĂŽt celui dâArtemisia Gentileschi, oĂč lâon retrouve les deux femmes face Ă la tĂȘte dâHolopherne dans une disposition similaire au tableau de Pierre.
Informations techniques
Notice #001339