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La folie de Roland (Roland furieux, Valgrisi, 1560, chant 24)

Attribution incertaine
Date :
Entre 1556 et 1560
Date incertaine
Nature de l'image :
Gravure sur bois
Dimensions (HxL cm) :
21,5x13,9 cm
Sujet de l'image :
RĂ©sac yd 389

Analyse

Au chant XXIII, Roland dĂ©couvre le mariage d’AngĂ©lique avec MĂ©dor et, devenu fou de douleur, se dĂ©pouille de toutes ses armes et vĂȘtements.    

Au premier plan, Roland nu (OR.), aprĂšs avoir dĂ©capitĂ© un berger dont la tĂȘte barbue roule entre ses pieds, saisit le tronc par une jambe et s’en fait une massue (XXIV, 6). Les paysans et leurs bĂȘtes fuient devant lui.    

Au second plan, de gauche Ă  droite, dans la maison d’un village dĂ©sertĂ©, Roland (OR.) se jette sur toutes les nourritures qu’il trouve (XXIV, 12) ; Roland (OR.) se bat au corps Ă  corps avec un ours (XXIV, 13) [dont il dĂ©vorera la chair crue] ; Roland repousse le flot d’hommes venus l’assaillir (XXIV, 8-9) ; au-dessus Ă  droite, dĂ©jĂ  au 3e plan, Roland (OR.) arrive Ă  un pont au bout duquel s’élĂšve une tour (XXIV, 14) : c’est le mausolĂ©e d’Isabelle, gardĂ© par Rodomont (voir chant XXIX).        

On arrive ici Ă  la partie mĂ©diane de la gravure, qui correspond Ă  une rupture narrative (XXIV, 14). Contrairement aux autres gravures de la sĂ©rie, cette rupture est moins nettement marquĂ©e dans la reprĂ©sentation de l’espace. La ligne de dĂ©marcation passe Ă  gauche sur le toit de la chaumiĂšre, au centre, sur le tertre oĂč Fleur-de-Lis est campĂ©e sur son cheval; Ă  droite, sur le pont du mausolĂ©e d’Isabelle.        

Ici commence le second territoire narratif, centrĂ© sur Zerbin, comme le premier Ă©tait centrĂ© sur Roland : Zerbin voit arriver Odoric (ODO.), prisonnier sur son cheval, escortĂ© par CorĂšbe et Almon (ALM, COR). Tous trois lui font allĂ©geance, genou en terre (A., O., C.), tandis qu’Isabelle (ISA.) raconte Ă  Zerbin (ZER) comment Odoric l’a trahie en la vendant Ă  des brigands (XXIV, 17).    

Au-dessus Ă  gauche, la vieille Gabrine (GAB.) qui avait faussement accusĂ© Zerbin de la mort de Pinabel au chant XXIII, arrive sur le palefroi de Pinabel, venu rejoindre malgrĂ© elle les autres chevaux (XXIV, 36) : le cheval fonce sur celui d’Almon (ALM.) qui fait un Ă©cart.    

Zerbin fait grùce à Odoric et à Gabrine, à condition que celui-ci servira cette vieille comme sa Dame (XXIV, 40). Il envoie Almon et CorÚbe auprÚs de son armée pour donner des nouvelles de lui (à droite, COR. et ALM. à cheval face à une troupe de fantassins, et non les cavaliers qui assaillaient Médor au chant XIX comme le suggÚre Bigi).    

Il faut maintenant remonter le long de la marge gauche de la gravure : Odoric (ODO.) pend à une branche d’arbre Gabrine (.VI. pour VE., la vecchia ?) puis Almon (AL.) pend Odoric (OD.) une branche au-dessus (XXIV, 45).        

Une ligne sur le sol indique l’ouverture du troisiĂšme territoire narratif, centrĂ© sur les armes de Roland.    

A gauche, Isabelle et Zerbin parviennent Ă  l’endroit oĂč AngĂ©lique et MĂ©dor avaient gravĂ© leur nom : tout a Ă©tĂ© saccagĂ© (XXIV, 48). De gauche Ă  droite, Zerbin (ZER.) ramasse Durandal et Isabelle la cuirasse du comte (ISA., Zerbin dans le texte, Isabelle n’étant mentionnĂ©e qu’en XXIV, 53) . Au-dessus, ils retrouvent Bride-d’or, le cheval de Roland, Ă©galement abandonnĂ© (XXIV, 49-50). Survient alors Fleur-de-Lis (F.D., Ă  gauche de Bride-d’or et au-dessus de Zerbin ramassant Durandal), Ă  la recherche de Brandimart, son amant.    

Au centre, lĂ©gĂšrement dĂ©calĂ© sur la gauche, Zerbin dresse sur un pin un trophĂ©e des armes de Roland et inscrit sur le tronc « Armatura d’Orlando palatino », Armes du chevalier Roland (XXIV, 57). Zerbin figure Ă  cheval Ă  gauche du pin (ZE.) ; Ă  droite, Ă  hauteur du mot « Orlando », pendent Durandal et, au-dessus, la cuirasse de Roland.    

De l’autre cĂŽtĂ© du pin, Mandricard survient en compagnie de Doralice (MAN.DO.), et tend la main pour s’emparer de Durandal. Le chevalier sarrasin prĂ©tend alors rĂ©cupĂ©rer des armes de Roland, qui sont les armes d’Hector (XXIV, 58-59). Plus Ă  droite, Zerbin et Mandricard s’affrontent pour la possession des armes (ZER., MAN. ; XXIV, 60). [Zerbin est cruellement blessĂ©.] Plus Ă  droite encore, Isabelle et Doralice (ISA., DO.), Ă  cheval face Ă  face, se concertent pour mettre fin au combat de leurs amants.    

Fleur-de-lis, Ă©cƓurĂ©e de voir aller Durandal Ă  Mandricard, repart Ă  la recherche de Brandimart et arrive devant Roland nu face au pont (XXIV, 74 ; retour au 3e plan, F.D. en trĂšs gros et en plein centre de la gravure). [Roland Ă©choue Ă  vaincre Rodomont, qui garde le pont, et ne sera vaincu que par Bradamante au chant XXXV. C’est donc Bradamante qui obtiendra la libĂ©ration de Brandimart, retenu prisonnier en Afrique par Rodomont.]    

SixiĂšme plan : A droite du pin, de gauche Ă  droite, Zerbin (ZE.) tombe Ă©vanoui dans les bras d’Isabelle(ISA.) prĂšs d’une fontaine (XXIV, 76). Plus Ă  droite, un ermite (ERE.) survient au moment oĂč Isabelle (ISA.) se dĂ©sespĂšre, penchĂ©e sur Zerbin (ZER.) inanimĂ© (XXIV, 87). ComplĂštement Ă  droite, l’ermite (ERE.) et Isabelle (ISA.) hissent Zerbin (ZER.) sur le cheval. [L’ermite avait projetĂ© de les emmener en Provence, dans une certaine abbaye de femmes.] Au-dessus l’ermite (.TR. pour .ER.) et Isabelle (ISA.), qui ont placĂ© Zerbin dans une caisse close avec de la poix, sont arrĂȘtĂ©s par un chevalier qui les insulte (XXIV, 93 ; RO. pour Rodomont, il y a un autre personnage Ă  pied ; voir XXVIII, 95).        

En haut à gauche, le pin délimite en quelque sorte un quatriÚme territoire, centré sur Mandricard (XXIV, 94). 

De gauche Ă  droite, la fontaine oĂč Mandricard (MA.) se repose aprĂšs le combat avec Zerbin : Doralice (DO.) lui montre du doigt l’arrivĂ©e de Rodomont (RO. ; XXIV, 95), Ă  qui elle Ă©tait autrefois fiancĂ©e et qui vient la rĂ©clamer et se venger.    

Plus Ă  droite, les Ă©tapes du combat sont reprĂ©sentĂ©es par trois scĂšnes, en triangle : Ă  droite d’abord, Rodomont (RO.) atteint le cheval de Mandricard (MAN.), qui tombe mort mais sauve ainsi la vie de son maĂźtre (XXIV, 105) ; Ă  gauche ensuite, Rodomont (RO.) Ă  cheval combat Mandricard (MAN.) Ă  pied, mais brandissant la terrible Durandal celui-ci s’apprĂȘte Ă  tuer le cheval de Rodomont (XXIV, 106) ; au-dessus, Mandricard (.MA) et Rodomont (RO) s’affrontent tous deux Ă  pied devant Doralice (DO.), enjeu du combat, et un messager des rois maures assiĂ©gĂ©s (IMB. pour imbasciator, XXIV, 109) parcourant la France pour demander l’aide des chevaliers isolĂ©s. A gauche le messager (IMB) demande Ă  Doralice (DO) de s’interposer entre les combattants (XXIV, 110). [Il est dĂ©cidĂ© une trĂȘve entre Mandricard et Rodomont jusqu’à ce que les Sarrasins soient dĂ©livrĂ©s de ce siĂšge.]    

Tout en haut Ă  gauche, la Discorde (DI.) et l’Orgueil (SV. pour Superbia) cherchent Ă  ruiner l’accord entre Mandricard et Rodomont. Mais dans le ciel Amour (AM.) les Ă©loigne Ă  coups de flĂšches (XXIV, 114).        

La gravure rend immĂ©diatement sensible le mouvement de l’ensemble du chant, qui est rĂ©current dans l’Ɠuvre : on passe du combat bestial, dĂ©sordonnĂ©, de la transgression de toutes les rĂšgles au premier plan, au combat rĂ©glĂ©, policĂ©, encadrĂ© par les rĂšgles en haut de l’image et Ă  la fin du chant. Les territoires intermĂ©diaires sont consacrĂ©s Ă  la punition des traĂźtres (Gabrine et Odoric) et marquent le passage Ă  l’initiative fĂ©minine (comparer avec le chant XIX, par exemple) : Isabelle et Doralice s’interposent entre Mandricard et Zerbin ; Doralice s’interpose entre Mandricard et Rodomont, mettant en Ă©chec Orgueil et Discorde et rappelant les rĂšgles de courtoisie et les prioritĂ©s politiques. Enfin, le chant est fondĂ© sur un retournement : c’est Amour qui a suscitĂ© la folie de Roland, par quoi il s’ouvre ; c’est Amour qui pacifie Rodomont et Mandricard, sur quoi il se ferme.        

Dans ce chant se joue toute la problĂ©matique du monument impossible, qui caractĂ©rise le Roland furieux : Roland a mis en piĂšces l’inscription qui immortalisait les amours d’AngĂ©lique et MĂ©dor. Sur ce monument dĂ©truit, Isabelle et Zerbin dressent le trophĂ©e de Roland, avec les armes lĂ©gendaires qu’il a abandonnĂ©es. Mais Durandal est aussitĂŽt confisquĂ©e par Mandricard. Le lieu mythique construit au chant XIX est donc ici dĂ©truit deux fois.    

Aux amours vaines et malheureuses de Roland et d’AngĂ©lique s’opposent celles exemplaires d’Isabelle et Zerbin, qui vont donner lieu Ă  un monument, le mausolĂ©e d’Isabelle, sorte de parodie du tombeau d’ArtĂ©mise et de Mausole. Parodie, car ce monument est d’abord un monument ambulant : il est ce cercueil absurde, promenĂ© par Isabelle et l’ermite, oĂč Zerbin gĂźt sans qu’il ait Ă©tĂ© nettement dit qu’il Ă©tait mort. A ce cercueil n’est pas assignĂ© de lieu : son cheminement mĂ©taphorise l’impossibilitĂ© du monument. C’est finalement Rodomont qui, aprĂšs avoir acculĂ© Isabelle au suicide, Ă©rigera le monument. Mais ce monument est le fruit d’une vĂ©ritable sĂ©rie noire de supplĂ©ments : les amours d’Isabelle et de Zerbin supplĂ©ent ceux de Roland et d’AngĂ©lique ; le cercueil errant de Zerbin supplĂ©e son tombeau ; la mort hĂ©roĂŻque d’Isabelle supplĂ©e celle honteuse de Zerbin ; le mausolĂ©e d’Isabelle rĂ©pare la faute de Rodomont. Dans ce monument, Rodomont accumule les armes des chevaliers qu’il vainc traĂźtreusement en les forçant Ă  combattre sur le pont Ă©troit. Il reconstitue ainsi le trophĂ©e d’armes dĂ©truit par Mandricard, et ce d’autant plus que Rodomont, ayant pris Durandal Ă  Mandricard, l’a dĂ©posĂ©e dans le mausolĂ©e d’Isabelle.     Il ne peut y avoir de monument qu’absurde et dĂ©calĂ©.        

Le chant XXIV pose par ailleurs un problĂšme de chronologie, que trahissent les ruptures dans la continuitĂ© spatiale de l’espace gravĂ© : Isabelle et l’ermite en haut Ă  droite sont arrĂȘtĂ©s par Rodomont. Comment dĂšs lors, juste en dessous, le mausolĂ©e d’Isabelle peut-il dĂ©jĂ  ĂȘtre construit ? La gravure suit l’ordre du texte, qui lui-mĂȘme n’est pas chronologique : on est forcĂ© de considĂ©rer que la mort de Zerbin est nettement antĂ©rieure Ă  l’arrivĂ©e de Roland devant le mausolĂ©e oĂč Isabelle est enterrĂ©e ! C’est bien le signe que le texte, ni la gravure ne doivent se lire comme des ensembles homogĂšnes, mais comme un systĂšme de territoires articulĂ©s les uns aux autres non par l’enchaĂźnement d’une narration continue, mais par des jeux de correspondances et de symĂ©tries thĂ©matiques, structurales, symboliques.        

L’image apparaĂźt alors polarisĂ©e autour d’une sĂ©rie d’objets symboliquement Ă©quivalents : le corps sans tĂȘte au premier plan, le mausolĂ©e Ă  droite, le pin plus haut oĂč est suspendu le trophĂ©e, le cercueil enfin en haut Ă  droite, signifient tous, Ă  leur maniĂšre, le monument impossible. Secondairement, la symĂ©trie des deux fontaines, en haut Ă  droite et en haut Ă  gauche, suggĂšre la symĂ©trie des deux combats de Zerbin et Mandricard, puis de Mandricard et de Rodomont.

Annotations :

1. Au verso, argument : « Zerbin rimette ad Odorico l’onte, Ey Ă  Gabrina, e via li manda in pace. Ma per difender la spada del Conte, Vcciso Ăš poi da Mandricardo audace. Piange Issabella. Et quel con Rodomonte Aspra battaglia, & al fin tregua face, Per dar soccorso ad Agramante, e Ă  i loro, Che quasi erano in preda Ă  i Gigli d’oro. » Lecture allĂ©gorique : « In qvesto ventesimoqvarto canto, in Zerbino, il qual viene con sĂŹ gran ragione Ă  battaglia cĂł Mandricardo, & tuttauia ne rimane vcciso, l’autore, sĂŹ comme i piĂč altri essempi tali, che ha sparsi per questo libro, vuol tuttauia tener ricordato n gli occhi, & nelle menti de’Cristiani, il pessimo abuso di cĂ”ceder campo franco a combattere, per venir con l’essito della battaglia in certezza della veritĂ , della quale si quistiona, cioĂš di chi habbia ragione, & chi habbia il torto. Non essendo questo perĂČ altro, che un ostinato tĂȘtare cĂ” scelerati mezi Iddio sommo, il quale ancor molte uolte per cagioni incomprensibili da mente umana (oltre ad alcune che ne spiegano le sacre lettere) lascia Ă  torto patire i buoni, senza che essi stessi si procurino, ĂČ uadano Ă  trouare il mal lorro, come fan quei, che con animo ĂČ maligno, ĂČ superbo, ĂČ uanaglorioso, ĂČ impresso d’altr tal mala dispositione, s’inducono uolontariamente Ă  combattere. » 2. Dans l’édition de 1560 (exemplaire de Montpellier) la gravure est placĂ©e page 259 en recto, c’est-Ă -dire sur une page de droite, de sorte que l’argument, la lecture allĂ©gorique et le dĂ©but du chant se trouvent au verso de la gravure, comme au chant prĂ©cĂ©dent. (Ă  vĂ©rifier :) Cette anomalie est corrigĂ©e dans l’édition de 1562 (exemplaire de la Bnf), oĂč la gravure retrouve une position en verso, page 256, face au commencement du chant qu’elle illustre.

Sources textuelles :
Roland furieux, chant 24 (Folie de Roland)
Sujet de recherche :
Iconographie du Roland furieux

Informations techniques

Notice #001305

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Identifiant historique :
A0624
Traitement de l'image :
Scanner
Localisation de la reproduction :
Collection particuliĂšre (Cachan)