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Pour citer ce texte

Stéphane Lojkine, « L’invention de la scène de roman : La Princesse de Clèves », La scène de roman, genèse et histoire, cours donné à l'université de Provence, Aix-en-Provence, octobre 2008.

Texte intégral

Le contexte

En mars 1678, La Princesse de Clèves paraît sans nom d’auteur à Paris, imprimée par Barbin, l’éditeur de La Fontaine (1668-1694). Racine vient de faire jouer à la Comédie française la plus célèbre de ses tragédies, Phèdre (1677). Louis XIV règne à Versailles et fait triompher la France en Europe, grâce à la paix de Nimègue qui, signée le 10 août 1678 avec les Provinces-Unies, met fin à la guerre de Hollande : l’Espagne, maîtresse jusque là du nord de l’Europe, cède à la France la Franche-Comté, l’Artois et une dizaine de places-fortes en Flandre. La Lorraine est occupée par la France ; la Suède, alliée à Louis XIV, sort renforcée ; le Saint-Empire romain germanique doit lui aussi lui faire des concessions.

Sur le plan politique comme sur le plan esthétique, la France occupe une position éclatante en Europe. C’est le début de ce qu’on appellera plus tard le classicisme à la française, une culture qui constitue encore aujourd’hui dans le monde une référence majeure en termes de raffinement, d’élégance et de simplicité.

La Princesse de Clèves témoigne à la fois de cet éclat et de cette exigence. Ce n’est pas un de ces romans baroques de plusieurs milliers de pages tels qu’en écrivaient Gomberville (Polexandre, 1637-1641), La Calprenède (Cassandre, 1642-1645), Georges et Madeleine de Scudéry (Ibrahim ou l’illustre Bassa, 1641-1644 ; Artamène ou Le Grand Cyrus, 1649-1653 ; Clélie, histoire romaine, 1654-1660).

Princesse de Clèves 1678 Premières pages
Les premières pages de La Princesse de Clèves dans l'édition originale de 1678, chez Claude Barbin. Les indications au bas des pages impaires permettent, lors de la fabrication du livre, d’effectuer correctement le pliage de la feuille imprimée en 12, puis la reliure : « I. Part. » indique la première partie, « A » la première feuille, « Aij », le deuxième folio de la première feuille (un folio est une page recto-verso).

L’ouvrage est divisé en quatre tomes, reliés en deux volumes in-12 de quatre cents pages environ chacun. In-12 indique le format du livre : plus le chiffre est élevé, plus le format est petit : in-12 signifie que pour imprimer le livre, on a plié les grandes feuilles de papier raisin en douze. Cela donne un livre plus petit que nos actuels livres de poche, un livre qui, réellement, tient dans la poche. L’impression est en assez gros caractères : il y a donc très peu de texte par page ; trois pages de l’édition originale contiennent environ une page d’une édition moderne.

En fait, La Princesse de Clèves est plutôt une nouvelle un peu étendue qu’un véritable roman au sens où on l’entendait à l’époque. Le cercle dans lequel ce texte a été écrit s’était essayé à ce genre importé d’Italie et très pratiqué depuis le XVIe siècle. Segrais1 avait publié Les Nouvelles françaises en 1656, cinq nouvelles centrées chacune sur un personnage (Adélaïde, Honorine, Mathilde, Aronde, Floridon). Mme de Villedieu2 avait fait paraître le recueil des Annales galantes en 1670, et surtout Les Désordres de l’amour en 1676, dont une nouvelle comporte des similitudes troublantes avec La Princesse de Clèves3.

L’auteur

Quoique l’intéressée ait toujours nié l’avoir écrit, on a toujours et dès sa parution désigné Mme de La Fayette comme l’auteur, sinon exclusif, du moins principal d’un texte très probablement discuté et même peut-être partiellement rédigé en commun avec ses amis, La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes (1664), Huet et Segrais. Ce n’est pas pour rien que les habitués de l’hôtel de Nevers, où Mme Du Plessis-Guénégaud tenait salon, la surnommaient « le Brouillard4 » !

François Clouet, <i>Diane de Poitiers jeune et vieille</i>, entre 1530 et 1555, Pierre  noire et sanguine, Chantilly, Musée Condé

François Clouet, Diane de Poitiers jeune et vieille, entre 1530 et 1555, Pierre noire et sanguine, Chantilly, Musée Condé

Qui est Mme de La Fayette ? Son origine n’a rien à voir avec celle de celui qui deviendra son grand ami, le duc de La Rochefoucauld, héritier de l’une des plus vieilles et des plus puissantes « maisons » de France et artisan important de la Fronde5 aux côtés du grand Condé. Née en 1634 Marie-Madeleine Pioche de la Vergne, Mme de La Fayette est de petite noblesse de robe, c’est-à-dire d’une famille bourgeoise récemment anoblie par l’achat d’une charge royale. Son père, ingénieur militaire au Havre, meurt alors qu’elle n’a que quinze ans. Sa mère, Isabelle Pena, fille d’un médecin du roi, se remarie avec le chevalier Renaud de Sévigné, l’oncle de Mme de Sévigné, qui sera compromis dans la Fronde. La jeune fille réussit pourtant une ascension sociale fulgurante. Son mariage en 1655 avec le peu encombrant comte François de La Fayette, gentilhomme auvergnat, lui donne un nom. En 1657, elle rencontre Mme de Sévigné. A partir de 1659, elle reçoit tout ce qui compte à la Cour et à la Ville dans son hôtel particulier de la rue Férou, à Paris. En 1661 elle entre à la Cour. En 1663, Louis XIV l’invite à visiter avec lui les travaux de Versailles. En 1665, elle se lie d’amitié avec La Rochefoucauld.

François de Vendôme, prince de Chabanais, vidame de Chartres - Clouet
François de Vendôme, prince de Chabanais, vidame de Chartres - Clouet

La Princesse de Clèves se présente comme un roman aristocratique, racontant les amours malheureuses d’une dame de la cour, et comme un roman historique, dont l’action se situe plus d’un siècle avant la date de sa parution. C’est pourtant une parvenue qui l’a écrit, une demoiselle Pioche compromise qui plus est (par son beau-père de Sévigné) dans la Fronde. La célébration forcenée, dans le roman, d’une société aristocratique idéale déployée dans un monde sans domestiques, sans peuple, sans paysages, sans autres lieux que la Cour, avec son éclat, et la Retraite, avec son ombre, doit être comprise à partir de cette promotion sociale et de cette histoire troublée.

Les personnages

Il n’est question que de mariages et d’alliances au début de ce roman qui commence par présenter les principaux personnages de la cour de France. L’action se passe au milieu du seizième siècle, à la fin du règne de Henri II (1529-1559), le fils et le successeur de François Ier, et le mari de Catherine de Médicis. Les Guerres de Religion (1562-1598) n’ont pas encore débuté. Henri II défraie la chronique galante par son amour passionné et constant pour Diane de Poitiers, tandis qu’Élisabeth Ière (1533-1603), qui vient de monter sur le trône d’Angleterre6 (1558), laisse planer dans les cours européennes le suspens d’un éventuel mariage qui, excitant tous les appétits d’alliance, ne sera jamais conclu.

François de Clèves, duc de Nevers - Jean Clouet
François de Clèves, duc de Nevers - Jean Clouet

C’est sur ce tableau historique général que Mme de La Fayette greffe les principaux personnages de sa fiction :

1. Mme et Mlle de Chartres sont nouvellement arrivées à la cour, tandis que leur parent le vidame de Chartres en est un habitué et y mène ses intrigues. Historiquement, la maison7 de Chartres n’existe plus au seizième siècle, car le comté de Chartres a été acheté par le roi de France à la fin du treizième siècle8. Mais le titre de vidame est une survivance de l’ancienne féodalité où il désignait le bras droit de l’évêque. Le vidame de Chartres doit être distingué de la maison de Chartres. Ce titre était détenu par les seigneurs de Meslay au 13e siècle. Il passe dans la famille de Vendôme au 14e et y reste jusqu’à la mort en 1562 de François de Vendôme, vidame de Chartres et un des chefs du parti protestant. Ce François de Vendôme, prince de Chabanais, dont nous possédons un portrait de l’atelier de François Clouet, est le vidame de Chartres de La Princesse de Clèves.

Mme de La Fayette n’a donc pas purement et simplement inventé ces trois personnages : dans Le Siège de Metz de Bertrand de Salignac (1553), elle a pu lire les exploits militaires du « vidame de Chartres » et de son compagnon d’armes le duc de Nemours9.

2. Le prince de Clèves, en épousant Mlle de Chartres, fera d’elle la princesse de Clèves. Il y a bien eu au seizième siècle une maison de Clèves. François Ier de Clèves eut deux fils et trois filles : le fils aîné, François (1538-1562), duc de Nevers, épouse en 1561 Anne de Bourbon (1540-1572), fille du duc de Montpensier10 ; le cadet, Jacques (1544-1564) serait notre héros11. Mais en 1559, date du début de la fiction, Jacques de Clèves n’a que quinze ans, et, historiquement, il épousa Diane de La Marck, le petite-fille de Diane de Poitiers. Fiction et histoire se rejoignent en ceci que le prince de Clèves meurt prématurément.

Marie Stuart l’année de son mariage avec le dauphin - Clouet ou Decourt ?
Marie Stuart l’année de son mariage avec le dauphin - Clouet ou Decourt ?

3. Le duc de Nemours est l’amant malheureux de la princesse de Clèves. Dans la fiction, il reste célibataire. Historiquement, Jacques de Nemours (1531-1585) appartient à la maison de Savoie : cousin germain de François Ier, il est de la plus haute noblesse. Ses projets de mariage avec Elisabeth d’Angleterre sont également historiquement avérés. Il a 27 ans en 1558, quand il est censé rencontrer la (fictive) Mlle de Chartres. Le Jacques de Nemours historique épousera en 1564 Anne d’Este, veuve du duc de Guise et fille de Renée de France, nommée par François Ier… duchesse de Chartres ! D’autre part, Marie Jeanne Baptiste de Nemours (1644-1724), descendante directe du duc de Nemours de la cour des Valois, est liée à Mme de La Fayette depuis 1654.

On le voit, c’est à un véritable bricolage de l’histoire de la noblesse française que se livre Mme de La Fayette, à partir de ce qui est livré à son imagination par ses nouveaux amis du beau monde.

4. La reine dauphine, l’épouse du fils aîné de Henri II, le futur et éphémère François II (1544-1560), doit être distinguée de la reine, la femme du roi, qui est Catherine de Médicis. Dans le roman, la princesse de Clèves est la confidente de la reine dauphine. C’est chez elle qu’aura lieu la scène du portrait dérobé. Historiquement, la reine dauphine est connue comme Marie Stuart (1542-1587), reine de France pendant un an (1559-1560) mais surtout reine d’Écosse (1542-1567), puis chef de file en Angleterre du parti catholique, exécutée par Elisabeth Ière d’Angleterre après plusieurs complots.

Point de départ de l’intrigue

Tout commence donc par les négociations de Mme de Chartres pour le mariage de sa fille : « c’était une beauté parfaite », « et une des plus grandes héritières de France » (p. 27), « un des grands partis qu’il y eût en France » (p. 28). Autant dire que la mère entend négocier chèrement la main de sa fille : « Mme de Chartres, qui était extrêmement glorieuse12, ne trouvait presque rien digne de sa fille » (p. 28).

Le premier parti qui se présente est le chevalier de Guise : les Guise, de la puissante maison de Lorraine, sont les chefs de file d’un parti politique ultra catholique, la Ligue, partisan de la guerre à outrance contre les protestants. Dans cette maison, le chevalier de Guise n’est qu’un second couteau. Les deux Guise qui comptent sont le duc de Guise et le cardinal de Lorraine, frères aînés du chevalier. Or le cardinal de Lorraine s’oppose au mariage, qui tombe donc à l’eau.

Mme de Chartres contre-attaque en négociant pour sa fille une alliance plus prestigieuse, avec un prince du sang, c’est-à-dire de la famille du roi lui-même : il s’agit du fils du duc de Montpensier13. Les Bourbon-Montpensier sont cousins des Bourbons, qui coordonnent le parti de la noblesse protestante. On le voit, la question matrimoniale est avant tout une question politique, et Mme de Chartres se livre à un dangereux jeu de balancier. La contre-attaque ne se fait d’ailleurs pas attendre. Alors que la négociation avec les Montpensier est sur le point de se conclure, le roi met son véto, poussé par sa favorite Diane de Poitiers (qu’on appelle toujours dans le roman Mme de Valentinois).

Deux échecs successifs et un refus du roi constituent une catastrophe : Mlle de Chartres devient quasiment impossible à marier. Le prince de Clèves, qui a rencontré Mlle de Chartres chez un bijoutier et est follement tombé amoureux d’elle, saute alors sur l’occasion. Bien qu’il ne soit que le cadet de la famille, destiné en principe soit aux armes, soit à la carrière ecclésiastique, mais certainement pas à un brillant mariage, il profite de la mort de son père et du désarroi de Mme de Chartres, et il emporte le morceau :

« La mort du duc de Nevers, son père, qui arriva alors, le mit dans une entière liberté de suivre son inclination et, sitôt que le temps de la bienséance du deuil fut passé, il ne songea plus qu’aux moyens d’épouser Mlle de Chartres. Il se trouvait heureux14 d’en faire la proposition dans un temps où ce qui s’était passé avait éloigné d’autres partis et où il était quasi assuré qu’on ne la lui refuserait pas. » (P. 36.)

Politiquement, M. de Clèves fait donc une bonne affaire : il obtient une alliance inespérée pour son rang. On touche ici à l’arrière-plan symbolique sur lequel toute l’histoire amoureuse est bâtie : le roman raconte comment M. de Clèves va payer, jusqu’à la mort, cette promotion indue.

Mme de La Fayette ne présente jamais les choses ainsi. Après le récit liminaire de cette négociation matrimoniale, il n’en sera plus jamais question et Mme de Clèves n’en fera jamais le reproche à son mari. Il n’est jamais dit que M. de Clèves soit d’une maison moins brillante que sa femme : mais nous remarquons que Mme de Clèves est la confidente intime de la reine dauphine, tandis que M. de Clèves est un gentilhomme anonyme de la cour.

Une poétique de l’éclat

Ce fond de négociation sordide n’apparaît jamais comme tel, non seulement parce que la langue de Mme de La Fayette en épure toutes les brutalités, mais aussi et surtout à cause de l’éclat dans lequel elle baigne toute l’histoire : éclat de la cour, éclat de la passion amoureuse.

Cet éclat se manifeste certes d’abord dans la narration, et d’emblée, avec la célèbre phrase liminaire du roman :

« La magnificence et la galanterie15 n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat que dans les dernières années du règne de Henri second. »

L’éclat se situe au point culminant de la phrase, tout entière innervée par la tension entre sa profusion16 lumineuse (magnificence, galanterie, tant d’éclat) et la négation de cette profusion (jamais, dernières années du règne), qui projette à son horizon la tragédie de la mort du roi, le début des troubles et la guerre civile.

L’éclat est la marque du règne de Henri II :

« Ce prince était galant, bien fait et amoureux ; quoique sa passion pour Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, eût commencé il y avait plus de vingt ans, elle n’en était pas moins violente, et il n’en donnait pas des témoignages moins éclatants. »

« quoique…, elle n’en était pas moins » : dans cette seconde phrase, on retrouve la même tension, mais orientée vers le passé cette fois, vers les débuts de la passion de Henri II, dans les années 1530. Encore une fois, l’éclat de la passion royale se manifeste bordé par l’inquiétude de sa fin possible, d’une usure possible de l’amour, que le récit s’efforce de conjurer. L’éclat personnel de la passion, après l’éclat collectif de la cour, est le résultat de cette tension, entre un avant (la rencontre avec Diane de Poitiers) et un après (la mort de Henri II), entre une magnificence exhibée (n’ont jamais paru ; des témoignages) et l’ombre de l’usure et de la mort (les dernières années, plus de vingt ans).

Présentation et enchaînement des scènes

L’éclat est le principe poétique de ce roman. Parce qu’il introduit une condensation narrative (entre un avant et un après) et un effet scopique (l’éclat pour l’œil), l’éclat prépare l’avènement d’une économie de la scène. Le mot scène, qui se banalisera dans le roman du dix-huitième siècle, n’apparaît jamais dans le texte de La Princesse de Clèves. Ce que nous serons amenés à définir comme des scènes est généralement qualifié, dans le récit, d’« aventures », le vieux terme médiéval qui désignait primitivement, dans le roman, une séquence narrative. La nouvelle économie de la scène, qui va devenir aux siècles suivants la norme du roman, ne se construit que progressivement au cours de La Princesse de Clèves, dont les épisodes clefs seront de moins en moins narratifs et de plus en plus scéniques. Il serait donc absurde de vouloir appliquer mécaniquement à tel ou tel passage de La Princesse de Clèves l’ensemble des critères et caractéristiques que nous avons dégagés dans le cours précédent. La scène de « Paolo et Francesca », quoique d’origine médiévale, n’est pleinement exploitée, représentée comme scène, qu’au début du dix-neuvième siècle, c’est-à-dire au moment où cette économie de la scène, du point de vue de l’histoire littéraire, est à son apogée. Au contraire, avec La Princesse de Clèves, nous sommes au moment de la naissance de ce mode de représentation, de ce dispositif fictionnel. Ce qui va nous intéresser ici, ce n’est pas de retrouver toutes les caractéristiques d’une scène, mais de voir par quelles caractéristiques d’abord la scène a commencé à exister dans le roman.

Voici une liste des scènes de La Princesse de Clèves. Nous nous expliquerons ensuite sur les critères retenus pour l’établir :

Première partie

  • 1. La rencontre chez le bijoutier (p. 21)
    M. de Clèves rencontre par hasard Mlle de Chartres « chez un Italien qui trafiquait [des pierreries] par tout le monde ». La vision de Mlle de Chartres déclenche la passion de M. de Clèves. Cet épisode est défini quelques pages plus loin comme « l’aventure qui était arrivée à M. de Clèves, d’avoir vu le premier Mlle de Chartres » (p. 31).

  • 2. Le bal chez le maréchal de Saint-André (pp. 40-41)
    Le duc de Nemours arrive à l’improviste d’Angleterre et danse avec Mme de Clèves sans lui avoir été préalablement présenté. Le coup de foudre est mutuel. Cet épisode est aussitôt défini comme « une aventure qui avait quelque chose de galant et d’extraordinaire » (p. 41).

Deuxième partie

  • 3. Le vol du portrait (pp. 79-80)
    La reine dauphine fait « faire des portraits en petit de toutes les belles personnes de la cour pour les envoyer à la reine sa mère17 ». Mme de Clèves se fait donc peindre ; mais la reine dauphine demande également à M. de Clèves de faire porter le portrait qu’il a de Mme de Clèves, afin de le comparer avec celui qu’elle vient de faire faire. C’est ce dernier portrait que vole le duc de Nemours, sous les yeux de Mme de Clèves qui ne peut rien dire.

  • 4. L’accident du duc de Nemours (pp. 83-84)
    M. de Nemours, après une partie de paume, monte avec le roi des chevaux qui n’ont pas encore été dressés. Il fait une chute contre un pilier du manège. Par son trouble, Mme de Clèves trahit son amour devant le chevalier de Guise. Cet épisode est peu après défini comme une aventure : « Le roi sortit d’un cabinet où il était et, le voyant parmi les autres, il l’appela pour lui parler de son aventure. » (P. 85.)

Troisième partie

  • 5. L’aveu (pp. 109-114)
    C’est l’épisode le plus célèbre du roman. Après la mort de Mme de Chartres sa mère, ne sachant plus comment lutter contre sa passion grandissante alors qu’elle fréquente le duc de Nemours quotidiennement à la cour, Mme de Clèves s’est retirée à la campagne, dans son château de Coulommiers. M. de Clèves, qui ne comprend pas cette retraite, la presse de revenir à la cour. Obligée de se justifier, Mme de Clèves avoue (très indirectement et allusivement) à son mari qu’elle aime un autre homme et que cette retraite lui est indispensable pour conserver sa vertu. Or le duc de Nemours, venu secrètement à Coulommiers pour tenter d’y rencontrer Mme de Clèves à qui il n’a toujours pas déclaré sa flamme, assiste caché à cet aveu, à l’insu de M. comme de Mme de Clèves. Rentré à Paris, Nemours conte à son ami le vidame de Chartres, sous des noms supposés, « ses propres aventures » et « l’action de Mme de Clèves » (p. 115), prétendant « qu’un de ses amis lui avait conté cette aventure » (p. 116 ; voir également passim pp. 121-124, 126, 129, 140, 160).

  • 6. Explications chez la reine dauphine (pp. 121-125)
    La reine dauphine révèle à Mme de Clèves que le duc de Nemours est amoureux. Celui-ci entre sur ses entrefaites : c’est l’occasion, sous le regard de la dauphine, d’une délicate confrontation entre Mme de Clèves et son amant, où ni l’un ni l’autre ne souhaitent laisser transparaître leurs sentiments. L’arrivée du roi et un faux pas de Mme de Clèves lui donnent un prétexte pour se retirer.

Quatrième partie

  • 7. La canne des Indes (pp. 142-144)
    Mme de Clèves s’est à nouveau réfugiée à Coulommiers. Elle passe ses nuits dans le pavillon de chasse devant lequel avait eu lieu l’aveu, entourée de tableaux représentant les récentes victoires militaires de la France : le duc de Nemours y figure. Une nuit, M. de Nemours la surprend dans sa rêverie, alors qu’elle fait des nœuds à une canne des Indes qu’elle lui a dérobée. Quoique Mme de Clèves se soit retirée aussitôt, cette rencontre a été surprise par un espion de M. de Clèves : il en déduira que, malgré ses protestations de vertu, Mme de Clèves le trompe, et mourra de chagrin (p. 153). L’épisode est évoqué ainsi par Mme de Clèves devant le duc de Nemours : « Ne parlons plus de cette aventure, lui dit-elle, je n’en saurais soutenir la pensée ; elle me fait honte et elle m’est aussi trop douloureuse par les suites qu’elle a eues. Il n’est que trop véritable que vous êtes cause de la mort de M. de Clèves » (pp. 161-162).

  • 8. M. de Nemours et Mme de Clèves chez le vidame de Chartres (pp. 158-166)
    Après la mort de M. de Clèves, le duc de Nemours persuade le vidame de Chartres d’organiser chez lui sa rencontre fortuite avec Mme de Clèves. Celle-ci lui avoue son amour, mais refuse de l’épouser.

L’épisode de la lettre volée : récit ou scène ?

Comment avons-nous déterminé cette liste ? Elle ne coïncide pas exactement avec les épisodes principaux du récit. Par exemple nous n’avons pas retenu l’épisode de la lettre volée comme donnant lieu à une scène.

Rappelons les faits. Une lettre anonyme de dépit amoureux est tombée de la poche du vidame de Chartres pendant qu’il jouait au jeu de paume avec le duc de Nemours ; Chastelart qui l’a ramassée a cru que Nemours l’avait perdue et qu’elle lui était destinée (p. 83, 89, 100). Il la donne à la reine dauphine, qui la remet à Mme de Clèves (p. 85). Nous la lisons avec elle (pp. 86-87). Le vidame s’aperçoit qu’il a perdu sa lettre, mais supplie secrètement Nemours, son ami, de ne pas détromper la Cour, afin de préserver l’anonymat des personnes qu’elle implique : la reine (Catherine de Médicis), à qui il a juré fidélité ; Mme de Thémines avec qui il a entretenu une liaison à l’insu de la reine (pp. 91-9518) ; Mme de Martigues enfin, qu’il a aimée à l’insu de la reine et de Mme de Thémines (p. 98). Mme de Thémines a appris cette dernière infidélité, et par sa lettre elle rompt définitivement avec M. de Chartres. La reine doit absolument rester ignorante de cette double intrigue du vidame, ou il serait perdu.

Mais l’attribution de la lettre à une maîtresse du duc de Nemours ne fait pas le compte de ce dernier : que va penser Mme de Clèves (p. 100) ? M. de Nemours se rend chez elle et lui prouve son innocence au moyen d’un billet que lui a donné le vidame, et où les noms des protagonistes sont explicites (p. 103). Mme de Clèves lui rend alors la lettre, Nemours la restitue au vidame, et le vidame à Mme de Thémines. Mais la reine, qui a entendu parler de cette lettre, la réclame à la reine dauphine, s a belle-fille. Mme de Clèves est alors sommée par la reine dauphine de faire un faux pour calmer les soupçons de la reine. Mme de Clèves envoie chercher le duc de Nemours, et tous deux la rédigent de mémoire : ils s’amusent beaucoup à le faire, mais le résultat est si médiocre que la reine démêle la vérité. Elle poursuivra désormais et le vidame, et la reine dauphine qui a trempé dans l’affaire, de sa haine (p. 107).

Tout cet épisode de la lettre volée, compliqué et tortueux, est typique de la narration baroque : c’est bien le déroulement sinueux du récit, et non l’effet immédiat, visuel, global de la scène qui prime ici. On n’a pas bien vu tomber la lettre ; l’entrevue du vidame et de Nemours est l’occasion d’un long récit, à la manière des récits enchassés du roman baroque. Seule la rédaction du faux pourrait donner lieu à une scène (p. 106). Le lieu d’abord, la chambre de Mme de Clèves, se prête à la théâtralisation. L’action se fait sous le regard d’un tiers, M. de Clèves, qui pourrait délimiter l’espace de la scène proprement dite, à la manière d’un embrayeur visuel : mais cette possibilité n’est pas vraiment exploitée par le texte qui se contente d’en esquisser le dispositif. Enfin et surtout, Mme de Clèves comme M. de Nemours deviennent de purs yeux, plongés et fondus dans la jouissance de leur mutuelle contemplation :

« La présence de son mari et les intérêts du vidame de Chartres la rassuraient en quelque sorte sur ses scrupules. Elle ne sentait que le plaisir de voir M. de Nemours, elle en avait une joie pure et sans mélange qu’elle n’avait jamais sentie : cette joie lui donnait une liberté et un enjouement dans l’esprit que M. de Nemours ne lui avait jamais vus et qui redoublaient son amour. » (P. 106.)

Au regard de M. de Clèves, qui quoique présent ne voit rien, s’oppose ce double plaisir de voir, qui ne voit que trop de quoi il retourne en réalité, alors que le texte de la lettre à contrefaire n’apparaît que comme un prétexte, un écran à la jouissance amoureuse. Ce texte constitue lui-même une représentation de la passion amoureuse, même négative, et la duplicité même qu’il dénonce met en abyme ce qui se joue alors d’insincère entre M. de Nemours et Mme de Clèves.

Pourtant, alors que le dispositif scénique est pour ainsi dire en place, avec sa délimitation géométrale (la chambre, le regard de M. de Clèves), son efficacité scopique (le plaisir de voir) et son jeu autoréflexif, la condensation temporelle nécessaire à la cristallisation d’un moment, d’un instant prégnant, n’a pas lieu. Au contraire, le temps se dilate, se dilue, interdisant tout effet dramatique :

« Comme il n’avait point eu encore de si agréables moments, sa vivacité en était augmentée ; et quand Mme de Clèves voulut commencer à se souvenir de la lettre et à l’écrire, ce prince, au lieu de lui aider sérieusement, ne faisait que l’interrompre et lui dire des choses plaisantes. Mme de Clèves entra dans le même esprit de gaieté, de sorte qu’il y avait déjà longtemps qu’ils étaient enfermés, et on était déjà venu deux fois de la part de la reine dauphine pour dire à Mme de Clèves de se dépêcher, qu’ils n’avaient pas encore fait la moitié de la lettre.
M. de Nemours était bien aise de faire durer un temps qui lui était si agréable et oubliait les intérêts de son ami. » (Suite du précédent.)

Le temps se dissémine : il n’y a pas un moment de la scène, mais « de si agréables moments », qu’il s’agit de « faire durer » en profitant de multiples interruptions (internes, car Nemours « ne faisait que l’interrompre », et externes, puisque « on était déjà venu deux fois »).

En conclusion, on assiste ici à un phénomène qu’on rencontrera souvent dans les romans ultérieurs. Le roman ne se découpe pas en séquences bien délimitées obéissant chacune à une typologie fixe et déterminée. C’est un matériau vivant : le récit met en place des dispositifs, plus ou moins complets, plus ou moins typés, et ces dispositifs déclenchent, ou ne déclenchent pas quelque chose19. Tout l’épisode de la lettre volée converge vers une scène qui n’a pas lieu : les deux amants ne tombent pas dans les bras l’un de l’autre, leur passion n’est pas découverte. Le baiser de Paolo et Francesca reste en suspens.

Mme de La Fayette va précisément tirer parti de cet inaccomplissement : prenant conscience du précipice au bord duquel elle s’est arrêtée, Mme de Clèves se résout le soir même (p. 107) à la retraite à Coulommiers, qui elle même produira l’enchaînement implacable de l’aveu, de la mort de M. de Clèves, et du renoncement définitif à M. de Nemours.

Notes

1

Jean Regnault de Segrais (1624-1701).

2

Marie-Catherine Desjardins, dite de Villedieu (1640-1683).

3

Cette nouvelle débute par l’aveu que le marquis de Termes, plus épris de sa femme qu’elle de lui, reçoit d’elle qu’elle aime le jeune baron de Bellegarde : « Hé bien donc, lui dit-elle un jour, vaincue par ses importunités, vous saurez ce que vous avez tant de curiosité à savoir ; quelque malheur que cet aveu m’attire, il aura de la peine à me rendre plus infortunée que je ne le suis, et en tout cas je me sens si abattue que le secours de la mort ne me sera pas longtemps refusé. » (Voir le début de la seconde partie des Désordres de l’amour, « Qu’on ne peut donner si peu de puissance à l’amour qu’il n’en abuse », Nouvelles du XVIIe siècle, éd. J. Lafond et R. Picard, Gallimard, Pléiade, 1997, p. 626.) Le marquis meurt peu de temps après en déclarant son mariage nul et en faisant du baron de Bellegarde son légataire universel à condition qu’il épouse la marquise. Le testament fait scandale et, pour se marier, les deux amants sont contraints de fuir en Savoie. Le nouveau marquis regrette alors la carrière qu’il aurait pu faire à la cour de France ; la marquise aigrie le trahit, doit fuir la Savoie, et se réfugie à Lyon auprès de la reine mère, qui somme le désormais maréchal de Bellegarde de se réconcilier avec son épouse. Cependant un jeune homme, Bussy d’Amboise, tombe amoureux de Mme de Bellegarde : celle-ci reste sage, au grand dépit de son mari, qui voudrait la prendre en flagrant délit d’adultère pour se débarrasser d’elle. M. de Bellegarde organise un faux rendez-vous entre Bussy et une demoiselle de la cour (la fille de la duchesse de Nemours) qui ressemble à sa femme. Mme de Bellegarde, prévenue, se rend au rendez-vous avant son sosie et y repousse fièrement Bussy. M. de Bellegarde arrive avec un témoin pour les surprendre, et reçoit au contraire l’accusation de sa femme et de Bussy. Furieux, M. de Bellegarde se retire en Piémont et, par vengeance, fait perdre à la France le marquisat de Saluces, sa dernière possession italienne.
Seul le début de l’histoire est commun avec La Princesse de Clèves. L’aveu n’est pas traité sous la forme d’une scène : la grande scène de ce récit, c’est le rendez-vous surpris de Bussy et de Mme de Belegarde (pp. 646-650).

4

« J’ai eu une très bonne conversation avec le Brouillard ; elle a remonté au Dégel (Mme Scarron), et peut-être plus haut : rien n’est plus important que le chemin qui vous est sûr par le Brouillard, qui est, en vérité, tout plein de zèle et d’affection pour vous : ce sera là une de vos affaires. La Feuille est la plus frivole et la plus légère marchandise que vous ayez jamais vue ; celui qui gouverne le tronc de son arbre s’en va le planter pour reverdir, et veut se dépêtrer de ce soin qu’il croit au-dessous de lui, et ne veut point semer en terre ingrate ; cet Orage, je pense que c’est son nom, est dans vos intérêts plus que vous ne sauriez croire. » (Mme de Sévigné, lettre CCCLVIII à madame de Grignan, 19 janvier 1674.)

5

La Fronde est la guerre civile qui, sous Louis XIII et Mazarin, de 1648 à 1652 opposa en France les partisans du roi et de la monarchie absolue, les grands seigneurs féodaux jaloux de leurs privilèges, et la bourgeoisie de Paris, attachée à ses prérogatives parlementaires, notamment dans le domaine fiscal.

6

« Le roi demeura cependant sur la frontière et il y reçut la nouvelle de la mort de Marie, reine d’Angleterre. Il envoya le comte de Randan à Elisabeth, pour la complimenter sur son avènement à la couronne ; elle le reçut avec joie. Ses droits étaient si mal établis qu’il lui était avantageux de se voir reconnue par le roi. » (P. 26.)

7

La maison désigne une famille noble, avec des titres (duc, comte, baron…etc) et des terres. Le nom de la maison est souvent le même que celui de la terre principale.

8

Sous Philippe le Bel. Apanage royal, le comté de Chartres peut être atribué par le roi à tel ou tel membre de sa famille, qui en porte alors le titre. Le comté devient duché de Chartres sous François Ier.

9

Voir le cours n° 3, où nous reviendrons sur le siège de Metz.

10

Anne de Bourbon Montpensier était la sœur de François de Bourbon Montpensier, dont le mariage avec Renée d’Anjou, marquise de Mézières, fait l’objet d’une nouvelle de Mme de La Fayette, La Princesse de Montpensier.

11

François de Nevers, catholique de façade, aurait eu sympathies et hésitations envers les protestants, qu’il évita de persécuter. Ils étaient nombreux dans sa clientèle et sa domesticité. Jacques de Clèves adhéra temporairement à la Réforme. Voir Ariane Boltanski, Les ducs de Nevers et l'état royal: genèse d'un compromis (ca 1550 - ca 1600), Droz, 2006, p. 30.

12

C’est-à-dire qu’elle se faisait une haute idée de sa gloire, ou autrement dit de la valeur et du renom de sa maison. Le terme est péjoratif quand il s’applique à une personne : gloriosus en latin, désigne le vantard, le matamore (cf. le Miles gloriosus, comédie de Plaute).
« Glorieux, pris en mauvaise part, lorsqu’il est l’épithète d’une chose animée ; homme glorieux, esprit glorieux, est toujours une injure. L’homme glorieux n’est pas précisément l’orgueilleux qui s’estime, & croit être quelque chose. Il tient plus d el’homme vain, qui veut être estimé, ou au moins paroître quelque chose. Avide d’estime, il desire d’occuper la pensée de tout le monde, & cherche, dit Voltaire, à réparer par les dehors ce qui lui manque en effet. Superbus, arrogans. » (Dictionnaire de Trévoux, éd. 1771.)

13

La nouvelle de Mme de La Fayette intitulé La Princesse de Montpensier raconte l’histoire de la mère de ce prétendant à la main de la future Princesse de Clèves, qui est lui-même l’arrière-grand-père de Mlle de Montpensier, dite la Grande Mademoiselle, qui fut la protectrice de Mme de La Fayette.

14

C’est-à-dire : il avait la chance de…

15

La formule sera corrigée plus loin, une fois l’éblouissement de l’éclat passé : « L’ambition et la galanterie étaient l’âme de cette cour, et occupaient également les hommes et les femmes. » (P. 31.)

16

A propos du bal donné par le maréchal de Saint-André, au cours duquel Mme de Clèves rencontrera le duc de Nemours, Mme de La Fayette écrit : « Ce maréchal était bien aise aussi de faire paraître, aux yeux de Mme de Clèves, cette dépense éclatante qui allait jusqu’à la profusion. » (P. 49.)

17

La reine dauphine, autrement dit Marie Stuart, avait pour mère Marie de Guise (1515-1560), et pour père Jacques V, roi d’Écosse. Depuis la mort de ce dernier, Marie de Guise exerçait à Edimbourg, pour le compte de sa fille, la régence du trône d’Écosse.

18

On retrouve ici toujours le principe de la double contrainte, sur lequel repose la poétique de l’éclat : « Cependant, quelque rempli et quelque occupé que je fusse de cette nouvelle liaison avec la reine, je tenais à Mme de Thémines par une inclination naturelle que je ne pouvais vaincre », explique le vidame de Chartres au début de la troisième partie (p. 97).

19

Flaubert, par exemple, érige en système cette mise en place de dispositifs scéniques qui avortent, notamment dans L’Éducation sentimentale.

Référence de l'article

Stéphane Lojkine, L’invention de la scène dans le roman français, mis en ligne le 21/04/2021, URL : https://utpictura18.univ-amu.fr/rubriques/archives/fiction-illustration-peinture/linvention-scene-dans-roman-francais

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