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Couverture Slavica Occitania

Autant prévenir le lecteur d’emblée : les lignes qui suivent ne lui apprendront rien sur la Russie du dix-huitième siècle. Pire : la peinture de Leprince en dit fort peu. C’est pourtant par son voyage en Russie que Leprince s’est acquis la notoriété ; c’est sur ce voyage et les carnets de dessins qu’il en a ramenés qu’il a bâti toute sa carrière artistique. Contrairement aux chinoiseries d’un Boucher ou aux turqueries d’un Vanloo, les « russerries » de Leprince (le terme est de lui) procèdent d’une expérience réelle, correspondant à des mœurs, à des lieux réels.

On voudrait se demander ici comment dans l’espace irréaliste de la représentation classique naît au dix-huitième siècle la notion, l’idée de document, comment la fantaisie pastorale du peintre rococo peut être amenée à se revendiquer comme peinture de la Russie, procédant d’une enquête ethnographique. Leprince n’opère pourtant aucune transformation radicale : entre bergerie kitch et scène vue, il demeure dans une ambiguïté d’où son public ne souhaitait pas sortir. Sur les intentions, sur la démarche du peintre, nous n’avons pour ainsi dire aucun document ; en revanche, sur la réception de son œuvre, nous disposons d’un témoignage de choix : ce sont les commentaires de Diderot, notamment les comptes rendus des Salons de 1765 et de 1767.

Après avoir brièvement retracé la carrière de Leprince, nous montrerons comment le commentaire très mitigé de Diderot, confronté d’abord à l’étrangeté des mœurs russes, puis à l’exhibition des vêtements russes, prend appui sur cette présence forcée, inconvenante du référent pour mettre en œuvre un nouveau rapport, non médié, à la peinture.

Leprince et le voyage en Russie

Supplice du grand knout. Chappe d’Auteroche, <i>Voyage en Sibérie</i>, Paris, Debure, 1768. Tome I, n°XIV. Gravure de Tilliard d’après Leprince. 25,5x19,7 cm

Supplice du grand knout. Chappe d’Auteroche, Voyage en Sibérie, Paris, Debure, 1768. Tome I, n°XIV. Gravure de Tilliard d’après Leprince. 25,5x19,7 cm

Jean Baptiste Leprince1 naît à Metz le 17 septembre 1734. Grâce à la protection du gouverneur de Metz2, le maréchal de Belle-Isle, qui lui octroie une pension, il devient un élève de Boucher. Si l’on en croit ses premières œuvres, il aurait entrepris en 1754 le traditionnel pélerinage en Italie : mais il a très bien pu s’inspirer pour ces vues d’Italie des gravures de Piranèse. Toujours est-il qu’en 1757, fuyant les difficultés d’un mariage malheureux conclu par nécessité avec une femme plus âgée et plus riche que lui, Marie Guiton, il part pour la Hollande, depuis laquelle il se rend en Russie en 1758, réchappant d’une attaque de son bateau par des corsaires grâce au sang-froid avec lequel il joua du violon pendant l’abordage (L. Réau). Leprince séjourne en Russie de 1758 à 1763 : depuis Saint-Pétersbourg, où il peint quelques dessus-de-portes et plafonds pour le Palais d’Hiver, il se rend à Moscou, Riga, parcourt la Livonie, la Finlande, visite les Samoyèdes et aurait poussé jusqu’en Sibérie orientale et au Kamtchatka3. Il est ainsi « le premier artiste français à s’être aventuré en dehors des milieux de la cour russe, complètement francisés, pour aller consigner les us et coutumes de la campagne » (P. Stein). La concordance des dates a fait parfois supposer (à tort, semble-t-il, et en tout cas sans preuve) qu’il avait accompagné l’abbé Chappe d’Auteroche dans sa mission sibérienne commanditée par l’Académie royale des sciences de Paris, pour aller observer à Tobolsk le passage de Vénus sur le soleil, prévu le 6 juin 1761 : Chappe d’Auteroche ramena de son expédition de quinze mois un récit qui est un véritable tableau des mœurs russes, qu’il fit imprimer en trois volumes in-folio illustrés de gravures d’après les dessins de Leprince, de Moreau le Jeune et de Caresme de Fécamp4.

Leprince, <i>Le Berceau pour les enfants</i>, Salon de 1765, n°150, huile sur toile, 59x74 cm, Los Angeles, The J. Paul Getty Museum

Leprince, Le Berceau pour les enfants, Salon de 1765, n°150, huile sur toile, 59x74 cm, Los Angeles, The J. Paul Getty Museum

Rentré à Paris à la fin de 1764, Leprince rapporte de son voyage en Russie toute une provision de dessins qui alimenteront, durant les vingt années de sa carrière de peintre et de graveur, les tableaux de genre et les paysages russes par lesquels il devint célèbre. Outre les peintures qu’il expose régulièrement aux Salons bisannuels de l’Académie royale de peinture (il est agréé en 1765 avec Le Baptême russe pour tableau de réception), Leprince exécute pour la manufacture de Beauvais les cartons d’une tenture de six pièces intitulée Les Jeux russiens, qui sera tissée plusieurs fois à partir de 1769. Il se consacre également à la gravure5, perfectionnant en 1768 la technique d’aquatinte inventée par son compatriote lorrain Jean-Charles François pour imiter les dessins au lavis. Logé au Louvre où il se lie d’amitié avec son voisin le sculpteur Pajou, Leprince en 1781 se retire à la campagne en compagnie de sa nièce Marie-Anne Leprince, à Lagny, où il meurt le 30 septembre.

Illisibilité de Leprince

Voilà donc un élève de Boucher, le plus délicieusement artificiel des peintres des Lumières, le plus insolemment ignorant dans sa peinture de la réalité du monde, qui se fait peintre de la Russie et construit toute son œuvre à partir du voyage le moins rococo qui soit. Leprince pourtant ne rompt aucunement dans sa peinture avec le style et l’esthétique de son maître. On touche là à l’ambiguïté fondamentale de son projet artistique6.

Contrairement à Boucher qui l’a pratiquée, Leprince n’est pas un peintre d’histoire ; il ne crée pas dans la sphère noble de la représentation, où l’image peinte tient le discours universel de la culture, où son dispositif, son idée ou idéal est supposé se traduire indifféremment dans la linéarité d’une narration ou dans l’effet global, spatial, d’une composition visuelle. Les toiles les plus appréciées de Diderot, Le Berceau pour les enfants et Le Baptême russe notamment, relèvent de la peinture de genre, qui ne s’élabore pas à partir de cette culture préexistante, partagée par le créateur et son public. Elle met en scène des mœurs non écrites, une histoire neuve : le spectateur est alors amené non à déchiffrer, mais à construire le discours de l’image, non à retrouver, mais à conjecturer, à établir l’histoire. La peinture de genre produit son propre discours ; elle intériorise, elle autonomise son code herméneutique.

Leprince, <i>Vue d’un pont de la ville de Nerva</i>, Salon de 1765, n°152, huile sur toile, 45,6x55,1 cm, Rouen, Musée des Beaux-Arts

Leprince, Vue d’un pont de la ville de Nerva, Salon de 1765, n°152, huile sur toile, 45,6x55,1 cm, Rouen, Musée des Beaux-Arts

Quant au paysage, par quoi Leprince tente de rivaliser avec Vernet, il tend carrément à faire l’économie de la culture. Le paysage est sans histoire : le dix-huitième siècle a évacué progressivement du paysage tous les repères mythologiques qu’y disposait encore au siècle précédent un Claude Le Lorrain. Reste alors l’architecture, qui permet en dernier ressort, faute de fiction, d’historiciser le paysage, de l’inscrire dans une civilisation : en 1765, Leprince expose par exemple une Vue d’une partie de Pétersbourg, Le Pont de Nerva7, ou une Vue d’un moulin dans la Livonie ; en 1769, c’est le Cabak, ou espèce de guinguette des environs de Moscou8.

Que signifient pour le public français ce quartier d’une ville lointaine, ce pont ou ce moulin d’ailleurs, cette guinguette au nom qui ne dit rien ? L’exotisme du lieu fournit à la représentation un alibi d’inscription historique, tout en en escamotant la lisibilité. La scène exotique exhibe le charme de l’incompréhensibilité de son code : déjà dans l’intimité du sérail ou dans les gestes de la cérémonie du thé, le public ne cherchait pas à apprendre une autre culture, mais se délassait d’être dispensé de lire et de jouer les conventions d’un monde étranger. L’exotisme vaut sauf-conduit et met en vacances de déchiffrement. Dans le Salon de 1767, l’article que Diderot consacre à Leprince précède immédiatement celui sur Hubert Robert, où le philosophe développe sa poétique des ruines : comme le moulin de Livonie ou le pont de cette obscure ville de Nerva, les ruines de Robert viennent déconstruire l’histoire comme medium et support de la représentation. Seule la cause de l’étrangeté change. Mais dans un cas comme dans l’autre ce que l’on peut lire de, ou dans l’image devient incompréhensible : le monument, l’inscription, l’usage même du lieu sombrent dans l’illisibilité.

Sur le plan sémiologique se joue ici l’autonomisation de l’image, qui commence à fonctionner comme medium autarcique, adopte son propre langage, puis fait l’économie de tout langage, s’adressant directement aux yeux. Sur le plan référentiel, ce qui est communiqué n’est plus essentiellement de l’ordre du signifié, de la représentation. La peinture introduit la dimension du réel, non plus à ses marges, comme un écrin dont orner, sertir, habiller la représentation, mais comme un enjeu central, comme un objet à part entière : elle devient image de, et par exemple image de la Russie.

Le problème des mœurs

La façon dont Diderot rend compte des peintures de Leprince est caractéristique de cette mutation. Faut-il traiter ces sujets bucoliques comme des pastorales, c’est-à-dire comme une variation sur le fond culturel commun constitué par le théâtre, l’opéra, la peinture décorative, la poésie lyrique et l’épopée tardive, où les idylles de bergers constituent des représentations abstraites dans un monde irréel et codifié, ou bien ces Russes en peintures nous font-ils voir une Russie réelle, constituent-ils un document9 ? La Russie de Leprince est-elle un avatar de la turquerie rococo, un prétexte à la déréalisation constitutive de la représentation, ou bien y a-t-il là en soi une image de la Russie qui fait sens comme référent neuf, inédit, qui communique une description des mœurs, qui jette les bases d’une investigation ethnographique ?

Diderot aborde Leprince depuis l’ancien monde de la culture commune avec ses codes partagés et ses histoires rodées. Dans l’article Leprince du Salon de 1765, l’image de la Russie n’est envisagée que de façon négative, comme ce à quoi il n’a pas accès : « Je ne réponds point des imitations russes, c’est à ceux qui connaissent le local et les mœurs du pays à prononcer là-dessus » (DPV XIV 223). L’image de la Russie suppose, pour être lue, la connaissance d’un code qui fait défaut, d’une clef qui manque ; Son étrangeté est indéchiffrable. « Songez, mon ami, que je laisse toujours là les mœurs que je ne connais point » (DPV XIV 225) : Diderot refuse de prendre en considération la dimension documentaire de cette peinture et l’ignorance qu’il invoque traduit, sinon un désarroi, du moins l’agacement face à ce qui est perçu comme une incongruïté artistique. L’agacement éclate d’ailleurs franchement aux pages suivantes. À propos de la Vue d’un pont de la ville de Nerva, Diderot s’exclame : « ce sera, si l’on veut, le sujet d’une bonne planche dans un auteur de voyages10, mais c’est une chose détestable en peinture » (DPV XIV 228). Ce n’est pas là le rôle de la peinture : la vacuité narrative du document détonne dans l’univers culturellement saturé de la peinture ; « avec la plus rigoureuse imitation de mœurs cela ne signifie rien » (DPV XIV 229).

Pourtant, au fur et à mesure que le monde de Leprince, dont la production est abondante, s’impose à Diderot, le critique d’art modifie son attitude. Au lieu de rejeter en bloc ce qui se manifeste à lui comme image de la Russie, c’est-à-dire de quelque chose d’étranger, d’inconnaissable, du dehors de la peinture, Diderot accommode son discours : la Halte des Tartares marque le moment de ce basculement.

« Si les mœurs sont vraies, ce morceau peut intéresser par là, du reste, c’est peu de chose. Les objets n’y sont liés que pour l’œil, aucune action commune qui les enchaîne. En effet qu’ont entre eux de commun ce chariot qui passe, cette femme debout, cet homme assis, ce voyageur à cheval ? Qu’ont-ils de commun avec une halte ou le sujet principal ? Rien qui se sente. Cela est placé là comme dans un tableau de genre un mouchoir, une tasse, une soucoupe, une jatte, une corbeille de fruit, et à moins qu’il n’y ait dans le tableau de genre la plus grande vérité de ressemblance et le plus beau faire, et dans un paysage tel que celui-ci une grand ebeauté de site avec la plus rigoureuse imitation de mœurs, cela ne signifie rien. » (DPV XIV 228.)

On trouve là les termes les plus durs. Le discours sur la peinture brutalise celle-ci, l’écrase et la nie précisément pour ce qu’elle est, qui n’est pas de l’ordre du discours : « c’est peu de choses » ; « cela ne signifie rien ». Aucune liaison compréhensible entre les objets, c’est-à-dire aucun code familier susceptible de favoriser l’interprétation de la scène. Pourtant le tableau n’est pas mal composé ; mais « les objets n’y sont liés que pour l’œil » ; il y a une logique de l’image, que ne relaye aucune histoire connue. Or cette logique là, sans histoire, sans texte, a sa place dans la peinture : c’est celle de la nature morte. Diderot parle encore de tableau de genre, mais dès le tableau suivant, il saute le pas : « je vais décrire ce tableau-ci comme si c’était un Chardin ».

Le document fait son entrée dans la peinture par défaut, comme degré zéro de la représentation. Mais Chardin est un très grand peintre, reconnu par Diderot comme tel. Une fois lue comme du Chardin, la peinture de Leprince peut commencer à exister comme peinture de la Russie et prendre de la valeur comme image de la Russie. Timidement, ces mœurs que Diderot avait d’emblée récusées comme inconnaissables font retour comme valeurs, comme éléments positifs d’authentification et d’appréciation de la peinture.

On ne doit pas se tromper à cette critique de la déliaison des objets. Elle marque certes une défiance, une incompréhension ; elle indique peut-être un défaut ; mais elle définit d’abord et avant tout le genre que Diderot assigne à cette peinture, ce genre hors-genre de la nature morte qui se manifeste alors, chez Chardin même, comme limite et comme critique de la représentation classique, critique muette mais radicale par l’économie qu’elle fait de l’action, c’est-à-dire de ce qui assure l’interface entre le texte et l’image, le basculement transparent de la linéarité discursive d’une narration en la globalité visuelle d’un dispositif liant, articulant personnages et objets sur la toile. Ce que Diderot pointe ici, c’est l’absence de cette articulation discursive des objets, c’est-à-dire l’impossibilité pour ces toiles russes de restituer une narration relevant de la culture commune. En feignant de regarder la peinture de Leprince comme de la nature morte, Diderot ne punit pas simplement un mauvais élève de l’Académie royale : il pointe l’irréductibilité de cette peinture ethnographique aux codes classiques de la représentation, il déconstruit le code pour faire apparaître quelque chose de neuf, faire voir ne serait-ce que négativement cette dimension des mœurs, cette étrangeté documentaire qui constitue l’originalité et a assuré le succès de Leprince.

D’ailleurs le dédain de l’honnête homme pour les réalités triviales de la peinture de mœurs le cède bientôt à la curiosité de l’encyclopédiste à l’affut des savoirs du monde, face à la Manière de voyager en hiver11 :

« Tout ce qu’on apprend là, c’est la manière dont les voitures sont construites en Russie. Je ne sais si ces bâtons recourbés ne seraient en ce pays-ci même, surtout dans les provinces où les chemins sont unis et ferrés, d’un très bon usage, avec la précaution d’y ajuster de larges roulettes de fer. » (DPV XIV 229.)

On retrouve ici l’auteur de l’article Abricot nous livrant ses recettes de fruits confits, ou de l’article Bas, expliquant le fonctionnement du métier à tisser le plus sophistiqué de l’ère préindustrielle : les voitures-traîneaux russes ne sont ni plus, ni moins exotiques pour les lecteurs cultivés, policés, urbains du philosophe.

Le Baptême russe, ou l’autofiction comme supplément du code

La fin de l’article Leprince du Salon de 1765 est consacrée au Baptême russe, la plus éclatante des productions du peintre exposées cette année là, son morceau de réception, et l’un des tableaux les plus remarqués du Salon. À tableau de choix, commentaire d’exception : Diderot ne se contente pas d’un examen critique ; il met en œuvre un véritable badinage d’anthologie.

Il s’agit d’abord de poser la scène, c’est-à-dire d’établir le code, le maillage symbolique dans lequel cette représentation vient s’inscrire :

« Le Baptême russe. Du même. Nous y voilà. Ma foi, c’est une belle cérémonie. Cette grande cuve baptismale d’argent fait un bel effet. La fonction de ces trois prêtres qui sont tous les trois à droite, debout, a de la dignité : le premier embrasse le nouveau-né par-dessous les bras et le plonge par les pieds dans la cuve ; le second tient le Rituel et lit les prières sacramentelles, il lit bien, comme un vieillard doit lire, en éloignant le livre de ses yeux ; le troisième regarde attentivement sur le livre ; et ce quatrième qui répand des parfums sur une poêle ardente placée vers la cuve baptismale, ne remarquez-vous pas comme il est bien, richement et noblement vêtu ? comme son action est naturelle et vraie ? Vous conviendrez que voilà quatre tête bien vénérables… » (DPV XIV 236.)

Belle cérémonie, bel effet ; le second prêtre lit bien ; le quatrième, ne remarquez-vous pas comme il est bien ? Circulant entre le Beau et le Bien, la rhétorique de l’éloge déploie tous ses feux : conformément à la tradition qui fait de l’ekphrasis un genre épidictique, Diderot célèbre la répétition et la perfection du code : la critique relève d’un autre genre et n’est pas de mise. Le tableau est « du même » : la formule, anodine, et qui se répète d’article en article dans presque tous les Salons de Diderot, dit la redondance et la familiarité, et le dit ici d’autant plus que nous arrivons au dernier tableau de l’article Leprince. « Nous y voilà » : Le Baptême russe est attendu, comme le clou, comme l’événement sensationnel qui couronnera ce parcours russe. « Nous y voilà » couronne la rumeur qui a accompagné le face à face avec l’œuvre, suggère l’attroupement et la sensation. La toile est déjà là, elle constitue déjà un événement mondain : l’amplification encomiastique se nourrit de cette répétition, de cette familiarité d’un monde attendu aux codes connus.

Diderot pour sa description ne part ni du premier plan, ni d’un côté de la toile, mais de ce qui constitue son point focal, la cuve baptismale, comme le berceau constituait le point focal autour duquel s’organisait concentriquement toute la représentation dans Le Berceau pour les enfants, le n° 150 du Livret12. La cuve est l’objet réel à partir duquel va se construire le réseau symbolique des rites et des liens sociaux. La description est organisée pour progresser du réel vers le symbolique, des gestes les plus concrets vers les significations les plus abstraites, voire les plus cachées.

Le premier prêtre est celui qui baptise matériellement le nouveau né en le plongeant dans l’eau : il « embrasse » l’enfant, c’est-à-dire qu’il l’enserre de ses deux mains. L’exotisme russe du geste est à peine perceptible : l’enfant « plong[é] par les pieds dans la cuve » sera baptisé par immersion, selon le rite grec13, et non par aspersion, comme dans l’église latine.

Le second prêtre « lit les prières sacramentelles » : on passe à la dimension symbolique du rite, mais Diderot l’apprécie dans une perspective qui n’est ni ethnographique, ni même religieuse. Alors que tout l’exotisme de la scène tient à l’étrangeté de la mélopée psalmodiée en slavon, Diderot loue la posture du vieillard qui lit, la vérité du geste du presbyte, vérité à la fois intime et transculturelle, qui n’a rien de spécifiquement russe. Le commentaire ramène ainsi l’étrangeté de mœurs inconnues à la familiarité d’une expérience intime universellement partagée.

Il en va de même du quatrième prêtre : passant rapidement sur l’encens qu’il répand dans l’église, un des éléments pourtant les plus typiques de la liturgie orientale, Diderot insiste sur la qualité technique du rendu du vêtement et du geste, qualité qui ramène la peinture à une pratique et à des normes communes et connues. Parallèlement, l’énonciation change : la description distanciée, à la troisième personne, est désormais adressée à un interlocuteur virtuel, avec lequel le critique cherche à instaurer une connivence : « ne remarquez-vous pas comme il est bien » ; « vous conviendrez que… »

Ici se prépare un changement de stratégie : l’effacement presque jusqu’au déni des mœurs russes ne sera plus compensé par la seule appréciation technique du « faire » de l’artiste, qui a poussé jusqu’ici Diderot à traiter la peinture de Leprince comme de la nature morte, mais par la construction d’un espace social virtuel où intégrer ces nouveaux personnages, d’une scène hybride, partie du tableau, partie de la fiction diderotienne. Par cette fiction où il se met en scène, Diderot va d’abord continuer de suppléer, puis finalement intégrer la dimension des mœurs.

Le dialogue qui s’ouvre après la description des quatre prêtres intègre donc l’étrangeté, l’hétérogénéité du référent en la répercutant sur le mode du badinage :

« Mais vous ne m’écoutez pas, vous négligez les prêtres vénérables et toute la sainte cérémonie, et vos yeux demeurent attachés sur le parrain et la marraine. Je ne vous en sais pas mauvais gré ; il est certain que ce parrain a le caractère le plus franc et le plus honnête qu’il soit possible d’imaginer ; si je le retrouve hors d’ici, je ne pourrai jamais me défendre de rechercher sa connaissance et son amitié : j’en ferai mon ami, vous dis-je. »

Jean-Honoré Fragonard, <i>Jéroboam sacrifiant aux idoles</i>, huile sur toile, 111,5x143,5 cm, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts

Jean-Honoré Fragonard, Jéroboam sacrifiant aux idoles, huile sur toile, 111,5x143,5 cm, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts

À la φιλία dialogique qu’instaure l’interpellation d’un interlocuteur fictif, Diderot surenchérit par la recherche et la promesse d’une amitié avec le parrain du baptême. Les deux intimités fictives ont le même but : faire communiquer et unifier l’espace du spectateur (l’œil et le jugement du critique) et l’espace de la toile. L’autre du dialogue est déjà entré plus avant dans la scène représentée. Un pied dans le Salon avec Diderot, un pied dans l’église avec les personnages, il constitue l’embrayeur visuel que certains peintres installent latéralement au premier plan de leurs compositions, regardant la scène juste en avant du public qui contemplera la toile.

Quant au choix que Diderot fait du parrain comme ami futur, il est étrange : celui-ci, placé dans l’ombre derrière la marraine, ne regardant rien ni personne, l’œil vague et le sourire éteint, n’invite guère à la sociabilité ! Pas un mot bien sûr sur le teint basané, les sourcis arqués de ce visage oriental qui n’a rien de russe et que Leprince a probablement ramené de ses carnets sibériens. Pas un mot non plus de l’enfant, encore plus typé pourtant, qui au premier plan à gauche nous fait face. Diderot l’évoquera plus loin, à contresens d’ailleurs : « Ce jeune homme que je vois derrière le parrain est ou son page ou son écuyer ». Mais il ne s’agit pas d’un domestique portant derrière lui les armes et bagages de son maître : l’enfant emporte hors de l’église, avec les lourds vêtements d’hiver, l’épée dont le port y est interdit. En effet, comme le rappelle Voltaire, « telle était l’ancienne coutume […] de ne se présenter ni dans l’église ni devant le trône avec une épée, coutume orientale, opposée à notre usage ridicule et barbare d’aller parler à Dieu, aux rois, à ses amis et aux femmes avec une longue arme offensive qui descend au bas des jambes14. »

On voit ici combien la démarche de Leprince s’oppose à celle de Diderot. Le peintre pourrait s’être inspiré pour ce morceau de réception, où il devait montrer non seulement son savoir-faire, mais sa culture picturale, d’une œuvre de Fragonard qui avait été primée en 1752 par l’Académie royale de peinture, Jéroboam sacrifiant aux idoles, actuellement conservée à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts à Paris15. Cette œuvre semble avoir inspiré Fragonard lui-même pour son Corésus et Callirhoé, exposé au Salon en même temps que Le Baptême russe.

Jean-Baptiste Leprince, <i>Le Baptême russe</i>, huile sur toile, 76x97 cm, Paris, Musée du Louvre, inv. 7331

Jean-Baptiste Leprince, Le Baptême russe, huile sur toile, 76x97 cm, Paris, Musée du Louvre, inv. 7331

À l’autel du veau d’or correspond chez Leprince la cuve baptismale16, tandis que le couple du parrain et de la marraine occupe la place du prophète et de la femme spectatrice, sur la gauche. Enfin, le personnage en rouge, assis de dos au premier plan chez Fragonard, est remplacé par le prêtre préparant l’encens dans Le Baptême. Les amples vêtements russes sont très proches des tuniques bibliques. Quant à l’estrade qui isole l’espace restreint du rituel de l’espace vague depuis lequel il est observé, elle se retrouve naturellement dans les trois tableaux. Il est difficile cependant de certifier l’emprunt : les sujets diffèrent trop et c’est plus la composition d’ensemble que tel ou tel détail précis que l’on retrouve. Ce qui est sûr, c’est que Leprince adopte une disposition de base connue et attendue, qu’il met en œuvre une organisation scénique de l’espace caractéristique de la peinture d’histoire classique. Cette construction, cet artifice constitue la base de la représentation, qui est dans un second temps adaptée au sujet, qui fait l’objet d’une variation permise, d’un écart modéré par rapport au cadre mimétique attendu : au lieu des mendiants assis dans l’ombre à gauche dans le Jéroboam de Fragonard, Leprince place l’enfant à l’épée, censé assurer la même fonction de transition entre l’espace vague et l’espace restreint. Alors que les mendiants sont insignifiants chez Fragonard, ne remplissant que le rôle structurel ordinaire, l’enfant au type oriental, exécutant une action qui renvoie à un trait de mœurs spécifique, constitue la toile en document et introduit sur la scène de la représentation la dimension du référent. Leprince détourne légèrement une composition issue de la culture commune vers la particularisation ethnographique, tandis que Diderot gomme cette particularisation et ramène au contraire l’exotisme de la représentation vers un espace de sociabilité commun et familier.

Mais le badinage ne saurait s’arrêter en si beau chemin : le lecteur attend l’ouverture d’un jeu érotique. De la connivence avec l’interlocuteur dialogique, on n’est passé à la promesse de rechercher l’amitié du parrain que pour en venir au libertinage avec la marraine. Tandis que le réseau des liens affectifs se resserre et se complexifie, l’écart se creuse entre ce qui se trame dans l’espace dialogique et ce qui est joué sur la scène picturale de la représentation :

« Pour cette marraine, elle est si aimable, si décente, si douce… — Que j’en ferai, dites-vous, ma maîtresse, si je puis. — Et pourquoi non ? — Et s’ils sont époux, voilà donc votre bon ami le Russe… — Vous m’embarrassez. Mais aussi, c’est qu’à la place du Russe, ou je ne laisserais pas trop approcher mes amis de ma femme, ou j’aurais la justice de dire : Ma femme est si charmante, si aimable, si attrayante… — Et vous pardonneriez à votre ami ?… — Oh non. Mais ne voilà-t-il pas une conversation bien édifiante tout au travers de la plus auguste cérémonie du christianisme, celle qui nous régénère en Jésus-Christ, en nous lavant de la faute que notre grand-père a commise il y a sept ou huit mille ans ?… » (DPV XIV 237, suite du précédent.)

Du libertinage avec la marraine à « la plus auguste cérémonie du christianisme », le fossé se creuse. Ce fossé en transpose un autre, le fossé entre les mœurs russes et le système français des codes de la représentation, le hiatus entre le document et la scène de la représentation. La transposition ramène l’écart à un jeu entre deux mondes également familiers : il n’est plus question de russerie, mais d’érotisme et de baptême, c’est-à-dire d’un conflit entre deux mondes connus, deux systèmes symboliques hétérogènes certes, mais d’où toute étrangeté, tout exotisme a été banni. Le dialogue ne fait que préparer les situations qui constitueront la matière du Paradoxe sur le comédien, ces apartés érotiques ou triviaux des comédiens au travers des scènes de théâtre les plus pathétiques17. Diderot va progressivement placer là la jouissance esthétique, dans ce hiatus entre l’artifice de la représentation et la montée, l’irruption du réel : mais l’ambiguïté demeure toujours, dans le rapport à la peinture comme dans la réflexion sur le théâtre, de l’écart badin, voire libertin, dans les limites autorisées de la représentation classique, ou de la mutation sémiologique de fond faisant du document le nouveau paradigme scénique.

Saturation textile

L’article Leprince du Salon de 1767 ne revient pas sur la question de l’étrangeté des mœurs russes. Le problème s’est déplacé. Les premières œuvres annoncées dans le Livret, dont Diderot suit l’ordre pour son compte rendu critique de l’exposition, sont des cartons de tapisseries :

« Leprince n’est pas sans talent ; et celui qui a su faire le Baptême russe est un artiste à regretter. Pourquoi sa couleur, si chaude dans son morceau de réception, est-elle ici sale et sans effet ? on répond que ce tableau est destiné pour une manufacture en tapisserie. Il fallait attendre, serrer les tableaux et exposer les tapisseries. On n’en aurait pas dit autant de ceux que de Troy et les Vanloo ont peints pour les Gobelins, ni de la Résurrection du Lazare, ni du Repas du pharisien, par Jouvenet, ni du Baptême de J.-C. par St Jean, de Restou. Le moyen qu’une copie, de quelque manière qu’elle se fasse, soit de grand effet, c’est qu’il y en ait dans l’original, plus que moins. Ainsi, plate excuse que celle qu’on a cru devoir imprimer dans le livret. » (DPV XVI 302-303.)

Au-delà de la critique des couleurs, qui est récurrente chez Diderot concernant Leprince18, c’est la fonction décorative de la peinture qui est ici visée et provoque la mauvaise humeur du critique19. N’invective-t-il pas ailleurs Hallé, Lagrenée ou Boucher qui gagnent leur vie à peindre des dessus-de-porte et à orner des boudoirs galants, au lieu de créer les machines idéales de la grande manière20 ? Diderot invoque à dessein comme contre exemples des cartons de tapisseries issus de la peinture d’histoire, aux antipodes des pastorales rococo de Leprince.

À partir du Berceau ou le réveil des petits enfants (qui serait soit le tableau ovale de l’Ermitage21, soit une réplique perdue de ce tableau), cette critique des couleurs s’accompagne de remarques sur les vêtements : « Mais une chose dont je suis bien curieux et que je saurai peut-être un jour, c’est si ce luxe de vêtement est commun dans les campagnes de Russie » (DPV XVI 307). Déjà dans le Salon de 1765, Diderot s’étonnait de la disproportion entre la pauvreté des hommes et la richesse des vêtements des femmes : « Voilà bien la chaumière du paysan, mais il est trop grossier, trop pauvrement vêtu pour que cette vieille femme soit sa femme. […] Serait-ce qu’en Russie les femmes sont bien et les maris mal ? » (DPV XIV 233.) Et plus loin : « cette paysanne est aussi très bien vêtue, notez cela, c’est comme au tableau précédent. » Quoique Diderot ne mentionne jamais Boucher dans ses commentaires de Leprince, c’est bien cette filiation là qui est visée, comme le montre le rapprochement que l’on peut faire avec ce qu’il écrivait des pastorales et paysages de Boucher dans le Salon de 1761 :

« On se demande, mais où a-t-on vu des bergers vêtus avec cette élégance et ce luxe ? quel sujet a jamais rassemblé dans un même endroit, en pleine campagne, sous les arches d’un pont, loin de toute habitation, des femmes, des hommes, des enfants, des bœufs, des vaches, des moutons, des chiens, des bottes de paille, de l’eau, du feu, une lanterne, des réchauds, des chaudrons ? que fait là cette femme charmante, si bien vêtue, si propre, si voluptueuse ? […] quel tapage d’objets disparates on en sent toute l’absurdité ; avec tout cela on ne saurait quitter le tableau. » (Salon de 1761, DPV XIII 222.)

Comme on peut le constater, avant 1765, Diderot ne s’est pas encore déclaré nettement contre Boucher qu’il fustige en 1765 et dans la préface du Salon de 1767. De même, le ton se durcit contre Leprince dans l’article du Salon de 1767. À propos de deux pendants galants à la mode russe mettant en scène une fille, une lettre, une entremetteuse et un jeune homme, l’interrogation légèrement narquoise tourne au reproche cinglant :

« Si vous n’entendez que les étoffes et l’ajustement, quittez l’Académie, et faites-vous fille de boutique Au Trait galant, ou maître tailleur à l’Opéra. À vous parler sans déguisement, tous vos grands tableaux de cette année sont à faire, et toutes vos petites compositions ne sont que de riches écrans, de précieux éventails. On n’a d’autre intérêt à les regarder, que celui qu’on prend à l’accoutrement bizarre d’un étranger qui passe dans la rue ou qui se montre pour la première fois au palais Royal ou aux Tuileries. Quelque bien ajustées que soient vos figures, si elles l’étaient à la française, on les passerait avec dédain. » (DPV XVI 313.)

Le vêtement tue l’idéal. Il transforme la scène en défilé, il défait l’espace de la représentation au profit d’une curiosité pour l’œil qui ramène la toile à sa matérialité textile, à une affaire de texture, de coupe, de coloris. Destinée à une tapisserie murale ou à un écran de cheminée, reproduite sur un éventail qui battera l’air dans un boudoir chic, la toile ne suscite plus l’illusion d’une profondeur et d’un moment théâtral ; c’est, sans la médiation d’une fiction, directement à l’œil qu’elle s’adresse, pour une satisfaction scopique pure, détextualisée. On touche là à l’ambiguïté du rococo, qui défait, aplatit22 l’espace de la représentation, mais ouvre dans le même temps à un nouvel usage de l’œil, à une appréhension matérielle, textile, colorée des choses. La toile rococo devient une surface saturée de choses et, ce faisant, sans aller elle-même jusque là, elle prépare l’avènement de la dimension du référent, de ce qui se montrera à l’état brut : un bocal ou un fruit de Chardin, l’étrangeté d’une vue ramenée d’un pays lointain.

Car il y a une brutalité du rococo. La mièvrerie féminine de ces saturations textiles dissimule ce qui a commencé par être un pillage. À propos du second pendant, Diderot écrit :

« Même richesse d’ajustement, même platitude de têtes qui voudraient être peintes et qui ne le sont pas23. Si un Tartare, un Cosaque, un Russe voyait cela, il dirait à l’artiste, tu as pillé toutes nos garde-robes, mais tu n’as pas connu une de nos passions. »

La rhétorique des passions appartient à l’ancien monde de la représentation classique, que l’esthétique rococo a défait. Le nouveau monde se présente d’abord négativement, comme désarticulation de la réalité, comme pillage de garde-robes.

Mais de même que le déni des mœurs russes, dans le Salon de 1765, était finalement retourné, par l’autofiction galante, en promesse de voyage, d’amours et d’amitiés russes, de même l’agacement face à l’étalage de vêtements apprêtés se renverse, à la fin de l’article Leprince du Salon de 1767, en une longue digression sur le problème du costume en peinture, où les vêtements russes, plus proches de l’antique que les français, sont finalement réhabilités :

« Si cet artiste n’eût pas pris ses sujets dans des mœurs et des coutumes dont la manière de se vêtir, les habillements24 ont une noblesse que les nôtres n’ont pas et sont aussi pittoresques que les nôtres sont gothiques et plats, son mérite s’évanouirait. Substituez aux figures de Le Prince des Français ajustés à la mode de leur pays, et vous verrez combien les mêmes tableaux, exécutés de la même manière perdront leur prix, n’étant plus soutenus par des détails, des accessoires aussi favorables à l’artiste et à l’art. » (DPV XVI 320.)

L’idée n’est pas originale. On la trouve dans The Analysis of Beauty de Hogarth (1753) et Leprince lui-même la reprend à son compte25. Quant à l’éloge du costume antique, c’est un véritable lieu commun des Lumières26. Le tour de force n’est pas là : par ce biais, Diderot réussit à nouveau à assimiler l’étrangeté russe au jeu familier des codes classiques de la représentation. Au lieu d’aplatir la scène, de rabaisser l’idéal du peintre au faire du tailleur, « l’habillement des Orientaux » (p. 321) restaure la simplicité antique de la grande manière. C’est nous qui sommes ridicules avec nos vêtements :

« Imaginez en un tas à vos pieds, toute la dépouille d’un Européen, ces bas, ces souliers, cette cultotte, cette veste, cet habit, ce chapeau, ce col, ces jarretières, cette chemise ; c’est une friperie. » (DPV XVI 322.)

N’oublions pas que quelques pages plus haut, Leprince était sommé de se faire maître tailleur à l’Opéra ! La friperie a donc changé de camp. Sans crier gare comme à son habitude, Diderot a renversé les rôles, mais il n’intègre les russeries de Leprince qu’au prix d’un effacement de la singularité russe. La dimension du document n’est acceptée qu’une fois que le critique a fait coïncider sa disconvenance exotique avec les exigences les plus classiques de la représentation27.

L’héritage de Boucher

Faut-il en conclure que Diderot n’a pas compris l’œuvre de Leprince, ou qu’il a trahi ses intentions ? En tout cas la Russie de Leprince n’est ni plus ni moins russe que ce qu’elle devient sous la plume du critique, et le plaisir de l’écart exotique, qui a assuré le succès et la notoriété du peintre, ne remet que très insidieusement et indirectement en question le cadre et le fonctionnement de l’espace classique de la représentation.

Prenons pour exemple la tapisserie de La Bonne Aventure dont le carton est exposé au Salon de 176728. Cette tapisserie fait partie d’une série intitulée Les Jeux russiens commandée à Leprince par la manufacture de Beauvais et comportant six sujets. Deux autres cartons de cette série sont exposés au Salon de 1767, Une Jeune Fille orne de fleurs son berger pour prix de ses chansons (la tapisserie sera intitulée Le Musicien) et On ne saurait penser à tout (La Laitière dans la version finale). Leprince n’expose pas les trois derniers cartons, pour Le Dénicheur d’oiseaux, Le Repas et La Danse, au Salon de 1769, peut-être en raison de l’accueil mitigé qui avait été fait aux trois premiers en 1767.

C’est peu que de dire que la Russie représentée dans La Bohémienne, comme d’ailleurs dans les autres compositions de la suite des Jeux russiens, est une Russie d’opérette fort peu russe. La commande des Jeux russiens vient renouveler dans la même veine celle des Fêtes italiennes de Boucher, série tissée par Beauvais de 1736 à 1762. Le titre des Jeux russiens est calqué sur celui des Fêtes italiennes lui-même établi sur le modèle des Fêtes galantes de Watteau ou des Fêtes vénitiennes d’André Campra, un opéra-ballet de 1710 sur un livret d’Antoine Danchet. Le programme annoncé et voulu est donc bien un divertissement pastoral dans un monde de pure fantaisie kitch. Le thème de chacune des compositions ne renvoie d’ailleurs aucunement à un éventail de réalités spécifiquement russes, mais bien plutôt au programme établi par Boucher : La Bonne Aventure reprend le thème de La Bohémienne, Le Repas est à mettre en relation avec La Collation, Le Dénicheur d’oiseaux ne constitue qu’une variation légère par rapport au Jardinier. Les modèles de Leprince ne relèvent pas de la chose vue mais déjà de la représentation29.

Le sujet de La Bonne Aventure constitue cependant une innovation pour le monde de la Pastorale, où il introduit des personnages nouveaux. Mais cette innovation n’est ni russe, ni le fait de Leprince. La manufacture de Beauvais commande par ailleurs et dans le même temps à Casanove une série sur Les Bohémiens ; c’est assez dire que le sujet est à la mode et fait sens comme symptôme d’une mutation esthétique. Significativement, le n°1 du Livret du Salon de 1769 est une Marche de Bohémiens de Boucher30.

atelier de François Boucher, La Bohémienne, copie du carton de tapisserie pour la série des <em>Fêtes italiennes</em>, France, collection particulière

Atelier de François Boucher, La Bohémienne, copie du carton de tapisserie pour la série des Fêtes italiennes, France, collection particulière

La représentation d’une Bohémienne prenant la main d’un jeune homme, puis d’une jeune fille, remonte au Caravage et, de là, se développe dans toutes les ramifications de la peinture caravagesque et de ses héritiers : Vouet, Régnier, Valentin de Boulogne, Georges de La Tour, ou, en Flandres, Cossiers l’ont peint31, sans parler des nombreuses gravures sur le sujet32. Mais le traitement caravagesque du thème privilégie l’étude des physionomies des personnages, coupés à mi-corps et placés sur un fond quasiment uni. C’est une autre veine qui va permettre la construction d’un espace de représentation où camper à proprement parler une scène de genre : la bambochade33, dont relève La Bonne Aventure de Sébastien Bourdon34.

 

La diseuse de bonne aventure n’est plus dès lors qu’un élément du tableau, où elle vient signifier la trivialité du monde représenté.

La composition de Boucher pour la série des Fêtes italiennes commandées par la manufacture de Beauvais hérite en quelque sorte de cette tradition de la bambochade : assise au centre devant ses moutons, tenant sa houlette entre ses genoux, une bergère au cou orné d’un ruban tend la main vers une jeune Bohémienne, placée sur la droite et qui porte un enfant sur son dos. L’enfant regarde le spectateur. Levant l’index droit pour marteler sa conclusion, la Bohémienne achève sa prédiction, comme l’indique son regard, déjà dirigé vers la cliente suivante : sous la bergère au ruban de cou, en effet, sa compagne penchée en avant tient son avant-bras droit levé devant elle, sous son menton, prête à le tendre à son tour vers la Bohémienne. La Bohémienne est donc partagée entre une prédiction qui s’achève, signifiée par ses mains, et une autre qui va suivre, annoncée par son regard.

Sur la gauche, en contrebas, un berger tendait de la main gauche une couronne de fleurs vers la jeune fille qui s’est détournée pour attendre son tour face à la Bohémienne. Au même moment une troisième bergère occupée jusque-là à tresser une longue guirlande de fleurs et assise devant le berger, se tourne vers la gauche en ramenant à elle sa guirlande pour la soustraire aux appétits du mouton levé, à droite, qui la convoite du regard. Ce n’est donc que par hasard que sa tête se trouve placée sous la couronne tendue par le berger et que, narquoise, elle surprend un geste qui ne lui était pas destiné. Le berger embarrassé tente de lui faire bonne figure.

Au-dessus de la bergère à la guirlande, au-devant d’une fabrique de pierre en ruines, une colonne cariatide représente un faune sans bras, peut-être le dieu Pan. Dans un arbre, juste derrière, des roseaux assemblés en flûte et suspendus à une branche attendent le vent pour résonner35.

La complexité de cette composition, à la limite de l’illisibilité, tient à l’intrication des deux scènes, scène de la bonne aventure au centre droit, scène de couronnement galant à gauche. La Bohémienne n’est pas un personnage de la Pastorale, dont le monde idéalisé n’est pas celui de la bambochade : c’est au prix d’un véritable tressage que Boucher incruste le motif caravagesque de la bonne aventure dans le cadre irréel du libertinage rococo. L’intention allégorique de la composition lui donne son unité : dans la partie supérieure de la tapisserie, Pan depuis son temple ruiné contemple sa flûte, à la fois toute proche de lui, et définitivement perdue pour lui. C’est là l’image du désir face à son objet. De la même façon, le berger croit posséder la bergère au bras levé, la bergère au bras levé croit pouvoir bientôt connaître son avenir, le mouton croit pouvoir se régaler de la guirlande de fleurs. Chacun court après la satisfaction imminente d’un désir illusoire : le regard narquois de la bergère à la guirlande confirme l’indifférence de sa compagne et laisse imaginer que la déclaration du jeune homme n’aura guère de succès ; le geste de ses mains indique qu’elle ramène à elle sa guirlande, qui ne sera pas pour le mouton. Quant à la bergère au ruban de cou, n’esquisse-t-elle pas une sorte de retrait désappointé, qui contraste avec la fébrilité de sa compagne, mais présage en même temps sa future déception ?

Dans la composition de Leprince, on retrouve la même diagonale descendante que dans celle de Boucher, qui oppose en bas à gauche les personnages de la scène et, en haut à droite, les arbres et le ciel. Mais l’essence des arbres a été adaptée au nouveau pays qui est censé être représenté : on distingue à droite trois ou quatre sapins, à gauche, un bouleau, reconnaissable à son tronc blanc marqué de noir. D’autre part, au lieu d’être appuyée à une fabrique de pierre représentant un temple en ruines, la scène a ici pour fond et pour support la carriole et la tente des Bohémiens. Les bergers et la scène galante de Boucher ont disparu. Les moutons, placés cette fois ci à gauche, ne sont plus des moutons de pastorale, mais les moutons même des Bohémiens : ils vont avec la caravane. Le temple a disparu et avec lui toute référence à la culture classique. Diderot décrit ainsi le local de la scène :

« La scène est au fond d’une forêt. Sous une espèce de tente formée d’un grand voile soutenu par des branches d’arbres, on voit un grand berceau ou lit ambulant monté sur des roues, et propre à être traîné par des chevaux. Plus sur le fond, derrière le lit roulant et les chevaux, quelques uns de nos sorciers. Hors de la tente, à droite, sur le devant et à terre, un collier de cheval, des moutons, une cage à poulets. » (DPV XVI 305.)

 

Jean-Baptiste Leprince, <i>La Diseuse de bonne aventure</i>, tapisserie de basse lice de la série des <i>Jeux russiens</i>, laine et soie, manufacture de Beauvais, 362x379 cm, Paris, Musée Jacquemart-André

Jean-Baptiste Leprince, La Diseuse de bonne aventure, tapisserie de basse lice de la série des Jeux russiens, laine et soie, manufacture de Beauvais, 362x379 cm, Paris, Musée Jacquemart-André

Diderot repère la persistance du dispositif classique de la représentation : l’« espèce de tente » délimite l’espace restreint36 de la scène. De « derrière le lit roulant et les chevaux », depuis l’obscurité de la tente des Bohémiens, un homme tourne le dos tandis qu’un vieillard observe la scène. La description diderotienne se contente de juxtaposer ces informations. Mais l’ordre même de leur présentation suggère l’articulation fondamentale du dispositif scénique : le regard par effraction du vieillard, depuis l’espace vague, vers la diseuse de bonne aventure et sa cliente, dans l’espace restreint, établit nettement un espace éclairé de la scène publique et un espace obscur, soustrait, intime, de la coulisse, le regard se constituant du passage transgressif de l’un à l’autre.

La mise en regard des deux tapisseries met en évidence la caractère premier pour Leprince du dispositif classique de représentation : Leprince ne part pas du réel et ne décrit pas le réel ; avant tout il pratique le métier qu’il a appris et combine les formes, les dispositions que lui fournissent son art et sa culture de peintre ; l’exotisme même de la russerie est un exotisme de convention, qui l’amène d’ailleurs à privilégier la représentation des types les plus orientaux de l’empire russe, comme on l’a vu dans Le Baptême russe. Quant à la Bohémienne peinte pour Beauvais, est-elle une tzigane de Russie ou une gitane de Naples ? Sans doute a-t-on surévalué l’importance du carnet de dessins ramenés de Russie : ces dessins là ne sont pas plus proches d’une représentation réaliste de la Russie que ceux exécutés plus tard, au retour de Leprince en France. La preuve en est la difficulté qu’on a à les dater. Quant aux illustrations du Voyage en Sibérie de Chappe d’Auteroche, elles représentent des scènes que Leprince n’a jamais vues et qu’il dessine comme les illustrateurs de romans composent leurs gravures, avec les conventions et les codes de la scène classique.

Néanmoins le voyage en Russie de Leprince revêt une importance décisive pour l’histoire de l’art, plus peut-être pour la célébrité qu’il a apportée à l’artiste que pour l’influence réelle qu’il a exercée sur son œuvre. On voit émerger l’idée de document : Leprince a voulu se rapprocher de cette idée et c’est à ce titre que son public l’a apprécié, même si le résultat n’est qu’un timide aménagement des codes de la peinture rococo.

Face à cette idée, l’attitude de Diderot est ambiguë : il commence par refuser de prendre en compte les mœurs russes pour son analyse des tableaux, prétextant son ignorance ; puis il fustige la prédilection de Leprince pour les beaux costumes, comme indigne des préoccupations de la grande peinture. Mais dans le même temps, les digressions qui terminent ses articles consacrés à Leprince refondent une société russe imaginaire et galante, et concluent à la simplicité antique du costume russe. Diderot crée lui aussi sa russerie : le résultat n’est certes que très peu russe, mais l’essentiel est ce renversement qui organise le texte. Diderot pratique, certes dans un espace clos et réglé, le décentrement humaniste. L’exercice du peintre, comme celui du philosophe, précèdent par là l’entreprise ethnographique.

Bibliographie

Les textes de Diderot sont cités dans l’édition des œuvres complètes publiée chez Hermann à l’initative de Herbert Dieckmann, Jacques Proust et Jean Varloot, dite édition DPV, le chiffre romain indiquant le tome.

Jules Hédou, « Notice sur le peintre-graveur Jean Le Prince, fils de Jean-Baptiste le Prince », Précis Analytique des travaux de l'Académie des Sciences, Belles - Lettres et Arts de Rouen, 1878-1879, p. 500 et suivantes

Jules Hédou, Jean Le Prince et son œuvre, Paris, 1879, rééd. Amsterdam, 1970

Mary-Elizabeth Hellyer, Recherches sur Jean-Baptiste Le Prince (1734-1781), thèse de 3e cycle, Paris IV, dir. J. Thuillier, 1982 (non publiée)

Michel Mervaud, Chappe d'Auteroche, Voyage en Sibérie, 2 volumes, Oxford, VoltaireFoundation, 2004, p. XIII - XVI, 1-122

Madeleine Pinault Sørensen, « Le Prince et les dessinateurs et graveurs du Voyage en Sibérie » dans Chappe d'Auteroche, Voyage en Sibérie, I, SVEC, Oxford, 2004, n° 3, pp. 125-158, suivi d’un catalogue raisonné des planches.

Louis Réau, « L’Exotisme russe dans l’œuvre de Jean Baptiste Leprince », Gazette des Beaux-Arts, t. I, 1921, pp. 147-165

Perrin Stein, « Le Prince, Diderot et le débat sur la Russie au temps des Lumières », traduit de l’anglais par Jeanne Bouniort, Revue de l’art, n° 112, 1996-2, p.16-27

Expositions

Rouen, 2004 : Jean-Baptiste Le Prince, le Voyage en Russie, musée des Beaux-Arts de Rouen, 2004. Cahier du cabinet des dessins n° 8,

Metz, 1988 : Jean-Baptiste Le Prince, Metz, Musée d’art et d’histoire, 1988. Catalogue par M. Clermont Joly

Paris 1986-1987 : La France et la Russie au siècle des Lumières, Paris, Galeries nationales du Grand-Palais, 1986-1987. Catalogue par A. Angremy, J.- P. Cuzin et alii

Philadelphie - Pittsburgh - New York, 1986 – 1987 : Drawings by Jean-Baptiste Le Prince for the Voyage en Sibérie, Philadelphie, Rosenbach Museum & Library, 1986-1987 ; Pittsburgh, The Frick Art Museum, 1987 ; New York, The Frick Collection, 1987. Catalogue par Kimerly Rorschach with an essay by C. Jones Neuman

Notes

Ces contradictions frontales sont dues au fait que les deux auteurs pensent la question du contenu des peintures en termes d’illustration (Leprince a-t-il illustré les propos des Philosophes ?) et non de représentation (qu’est-ce que Leprince a représenté et comment l’a-t-il fait ?), c’est-à-dire de façon thématique et non sémiologique.

Malgré un intitulé identique, la scène représentée n’est pas toujours la même. Point de vol chez le Caravage, où le client est un jeune homme ; mais il s’agit d’une jeune fille chez Vouet, chez Régnier et dans les scènes du dix-huitième siècle ; quand il y a vol, c’est tantôt le client qui se fait voler par un comparse (De La Tour, Cossiers), tantôt lui qui vole la Bohémienne par l’intermédiaire d’un comparse (Vouet, Valentin), tantôt les deux (Régnier) !

1

Les renseignements biographiques ci-dessous sont tirés de La France et la Russie au Siècle des Lumières, catalogue de l’exposition du Grand Palais en 1986-1987, Ministère des affaires étrangères et Association française d’action artistique, 1986 ; complétés par E. Bénézit, Dictionnaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs, Gründ, 1999 et par l’article très précis de M. Pinault-Sørensen.

2

La Lorraine fut rattachée à la couronne de France lors de la paix de 1736, et cette cession fut l’ouvrage du comte de Belle-Isle, qui avait la confiance du cardinal de Fleury. Le roi, en récompense, lui donna le gouvernement de Metz et des trois évêchés, qu’il conserva toute sa vie.

3

Madeleine Pinault pense cependant que le Prince n’est jamais allé au-delà de la Sibérie occidentale. La suite du voyage a été abusivment déduite du fait que Leprince a illustré « La descritpion du Kamtchatka » par M. Kracheninnikov, dans le troisième volume du Voyage en Sibérie de Chappe d’Auteroche.

4

Jean Chappe d’Auteroche, Voyage en Sibérie fait par ordre du roi en 1761, contenant les mœurs, les usages des Russes et l’état actuel de cette puissance, la description géographique et le nivellement de la route de Paris à Tobolsk, l’histoire naturelle de la même route…, à Paris, chez Debure père, 1768. Deux tomes en trois volumes in-folio et un atlas grand in-folio. Paris, Bnf, Cartes et Plans, Ge DD 4796 (90-93). Le livre est réédité l’année suivante et traduit en anglais en 1770.

5

On compte plus de cent soixante planches de lui. Citons, entre 1764 et 1768 : Divers ajustements et usages de Russie (suite de dix eaux-fortes dédiées à Boucher), Habillement des Prêtres de Russie, les Strelitz, Habillements des femmes de Moscovie, Cris des marchands de Russie (cette dernière eut deux suites).

6

Selon P. Stein, Leprince aurait littéralement traduit les croquis réalistes et critiques ramenés de Russie en scènes rococo plus conventionnelles lorsqu’il passe à la peinture : « Les dessins évoquant des conditions de vie sommaires et des traditions barbares, telles les illustrations du Voyage en Sibérie au ton plutôt critique, sont nettoyés de tous leurs éléments trop pénibles au cours de la transposition dans la peinture à l’huile, et rendus conformes aux normes de la tradition plastique française telle qu’elle s’est transmise par l’intermédiaire de l’atelier de Boucher. Aussi les peintures de Le Prince ne s’écartent-elles jamais beaucoup des formules picturales du rococo, malgré la nouveauté de leurs sujets, et ce n’est d’ailleurs pas ce que l’on attendait d’elles. » (P. 18.)

7

Ce tableau est désormais identifié comme celui du Musée des Beaux-Arts de Rouen, inv. 818.1.22, anciennement intitulé Paysage aux environs de Tobolsk.

8

Signalons également les six planches à l’eau-forte de 1765, dont la suite est intitulée Diverses vues de Livonie et les quatre livres de Principes du dessin dans le genre du paysage publiés par Demarteau d’après Leprince (M. Pinault, p. 135).

9

Pour P. Stein, qui analyse Le Berceau russe du Salon de 1765, actuellement conservé au J. Paul Getty Museum de Los Angeles, « l’artiste a associé des attitudes, costumes et paysages, vraisemblablement observés en Russie et soigneusement sélectionnés, avec une symbolique de la procréation et de l’harmonie domestique déjà courante […]. Le Prince, adoptant une démarche résolument infidèle, isole et recompose des souvenirs de son séjour russe pour les conformer à une vision utopique d’une société primitive en accord avec l’ordre naturel, telle que la décrit Rousseau. L’image ainsi obtenue, avec sa ravissante palette rococo et ses formes qui se répondent entre elles, n’a qu’un lointain rapport avec les réalités de la Russie de ce temps là. » (P. 24.) Si l’article très fouillé de P. Stein convainc absolument pour ce qui est de l’analyse picturale des tableaux et de leur mise en rapport, la séduisante analyse du contenu idéologique qui mène à cette conclusion soulève quelques objections : l’esthétique rococo d’un Boucher et la nature évoquée par Rousseau (et par ses illustrateurs) dans La Nouvelle Héloïse et l’Emile qui semblent ici entrer en synergie, s’opposent en fait absolument, au point que l’on peut définir la vision rousseauiste de la nature et de l’éducation naturelle comme une réaction frontale aux artifices des pastorales de la régence, dont Boucher procède. Comment dès lors une peinture rococo pourrait-elle véhiculer un message rousseauiste ? (Même contradiction chez M. Pinault, p. 137.) Enfin, pourquoi la démarche la plus fidèle du peintre, son premier mouvement aussi seraient-ils nécessairement réalistes ? N’est-ce pas au contraire le métier appris chez son maître Boucher qui est premier chez Leprince et se trahit dès les dessins pour Chappe d’Auteroche (et ce d’autant plus irrépressiblement qu’il n’a semble-t-il pas été du voyage), la valeur documentaire de la « russerie » ne venant que progressivement, après coup, perturber une esthétique rococo qui de toute façon, à l’approche des années 70, tire à sa fin ? Cependant le scepticisme et la récusation en bloc de l’article par Madeleine Pinault (p. 135) prêtent à sourire : on ne comprend pas par exemple pourquoi la piètre santé de Leprince lui aurait interdit de glisser dans ses toiles les allusions sexuelles sur lesquelles brode tout le dix-huitième siècle et que P. Stein  décode avec une grande sûreté…

10

Allusion probable au Voyage en Sibérie de Chappe d’Auteroche, à l’illustration duquel on a vu que Leprince avait participé. Le tableau noir que l’abbé dressait d’une Russie misérable au gouvernement despotique fut perçu comme une critique du règne de Catherine II, bien que la Russie décrite fût celle d’Elisabeth Ière et de Pierre III. Le livre fut donc fustigé par les philosophes, que l’impératrice soutenait ouvertement, même si le maladroit pamphlet par lequel Catherine lui fit répondre anonymement sous le titre d’Antidote (la princesse Dachkov et Falconet en seraient les auteurs selon Lalande) n’eut pas plus leur approbation (lettre de Diderot à Grimm du 4 mars 1771). Cette affaire pourrait expliquer l’a priori défavorable de Diderot à l’égard de Leprince.

11

Il pourrait être intéressant de mettre en rapport ce tableau perdu avec le dessin de Leprince pour la première gravure du Voyage en Sibérie, exécutée par J. Ph. Le Bas et intitulée Traîneaux de Russie pour voyager en hiver, quoique la description de Diderot mentionne un poteau de seigneur, un pont et des bateaux qui ne se trouvent pas dans la gravure. En tous cas Leprince a peint au moins un paysage de neige russe (M. Pinault, p. 132) !

12

C’est le tableau commenté par P. Stein, qui y repère la même disposition concentrique. Voir également notre analyse dans Utpictura18.

13

« La Religion dominante de la Sibérie, ainsi que de toute la Russie, est la Religion chrétienne du Rit [sic]Grec. […] La Religion Grecque differe principalement de la Latine dans les Articles suivants. Les Grecs donnent le Bapteme par immersion, & les Latins par aspersion : les derniers consacrent avec du pain azyme ; les premiers avec du pain levé, & ils administrent le Sacrement de l’Eucharistie sous les deux especes. » (Chappe d’Auteroche, Voyage en Sibérie, t. 1, « De la religion grecque », éd. de 1768, p. 128.) Chappe d’Auteroche fait référence dans ce chapitre (p. 128, p. 139, p. 141) à l’Histoire de l’empire de Russie sous Pierre-le-Grand de Voltaire, qui aborde la question religieuse dans deux chapitres (I,2 et II,14). Mais Voltaire, qui traite de l’histoire religieuse dans sa dimension politique, ne mentionne pas ces différences de coutumes.

14

Voltaire, Histoire de Russie, I, 2.

15

Même si ce tableau de jeunesse de Fragonard est plus tributaire de l’esthétique d’un Carle Vanloo ou d’un Jean-François de Troy, Fragonard avait en commun avec Leprince d’avoir été l’élève de Boucher. C’est à ce titre explicite qu’il est reçu en 1753 à l’école des élèves protégés de l’Académie royale de peinture. Leprince, de deux ans seulement plus jeune, arrive de Lorraine à Paris et devient l’élève de Boucher dans les mêmes années. Voir Fragonard, catalogue par Pierre Rosenberg, RMN, 1987, p. 38 et n° 8, pp. 52-54.

16

… et dans le Corésus et Callirhoé la cuve à encens, au centre de la toile (absente de la description par Diderot, DPV XIV 257-261).

17

C’est par exemple la scène de Lucile et d’Éraste dans Le Dépit amoureux, scène pathétique pendant laquelle les deux comédiens se font en aparté une scène de ménage (Paradoxe sur le comédien, Colin, 1992, pp. 111-112), ou l’une des scènes les « plus touchantes de La Chaussée », que la Gaussin met à profit pour reconquérir un amant échaudé installé parmi les spectateurs aux balcons (pp. 113-114). De même, Caillot, après avoir joué Alexis dans Le Déserteur de Sedaine, avec « toutes les transes d’un malheureux prêt à perdre sa maîtresse et sa vie », s’approche de la princesse de Galitzine pour lui faire sa cour comme si de rien n’était, au grand scandale de celle-ci (pp. 156-157) ; enfin Mlle Arnoud jouant Télaïre dans le Castor et Pollux de Rameau, se pâme « entre les bras de Pillot-Pollux ; elle se meurt, du moins je le crois, et elle lui bégaye tout bas : “Ah ! Pillot, que tu pues !” » (p. 166).

18

« un mélange désagréable d’ocre et de cuivre », « tout son barbouillage jaune dont je n’ai plus d’idée » (DPV XVI 310) ; « Mais il colore mal ; ses tons sont bis, couleur de pain d’épice et de brique » (DPV XVI 319).

19

Cette accusation est d’autant plus étrange que le seul fragment de carton qui nous soit conservé, La Diseuse de bonne aventure du musée de Picardie à Beauvais (inv. 66-2), est de couleurs extrêmement vives : la transposition à la tapisserie a tendance en effet à atténuer les contrastes et à éteindre les couleurs. Le reproche de Diderot vise en fait autre chose.

20

DPV XIII 228 (Salon de 1761, dessus-de-porte de Hallé) ; DPV XIV 54-57 (Boucher) ; DPV XVI 62 (la dépravation des mœurs, préface du Salon de 1767) ; DPV XVI 123 (Salon de 1767, dessus-de-porte de Lagrenée). Bizarrement, Servandoni, qui s’était fait une spécialité de peindre des dessus-de-portes, échappe à l’anathème général prononcé sur le genre (DPV XIV 124).

21

Numéro d’inventaire 8408.

22

À propos de l’Autre Bonne Aventure de Leprince, Diderot écrit : « Les figures plates ressemblent à de belles et riches images collées sur toile » (DPV XVI 316). Et face au Concert, il s’exclame : « pourquoi ces visages si plats, si plats, si faibles, si faibles, qu’à peine y remarque-t-on du relief. » (DPV XVI 317.) Plat est à prendre bien sûr à la fois au sens géométrique (sans profondeur) et esthétique (insipide, sans expression).

23

Comprendre : que Leprince n’a fait que vouloir peindre, c’est-à-dire auxquelles Leprince a voulu en vain donner de l’expression.

24

Comprendre : selon les mœurs et les coutumes russes, la manière de se vêtir et les habillements ont une noblesse…

25

À propos de ses séries gravées de costumes russes, Leprince écrit dans Le Mercure de France, en octobre 1764 : « On trouvera dans une grande partie de ces ajustemens, des rapports singuliers avec ceux des plus anciens Peuples. L’esprit des modes, si pernicieux pour les Beaux-Arts n’ayant point pénétré dans ces climats, il s’y est conservé de belles choses bien plus belles et plus naturelles que nos parures éphémères. » (cité par M. Pinault, p. 142)

26

Pour les Salons, voir notamment DPV XIII 250-251 et XIV 396. Sinon, voir Daniel Webb, An Inquiry into the beauties of painting and into the merits of the most celebrated painters, ancient and modern, London, R. & J. Dodsley, 1760, dont la traduction française par Claude-François Bergier est imprimée en 1765.

27

Pour reprendre des catégories que nous utilisons ailleurs, la brutalité du référent (la russerie) est identifiée à la puissance régénératrice du principe symbolique (la grande manière, l’idéal), de sorte qu’au bout du compte on ne sort jamais de l’institution symbolique (les conventions de la scène picturale classique).

28

Seul a été conservé un fragment de ce carton, représentant la scène centrale où la jeune fille debout à droite tend la main à la Bohémienne sous le regard d’un homme coiffé de rouge (Beauvais, Musée de Picardie, inv. 66-2). Tous les autres cartons de cette série sont perdus.

29

De la même façon, Madeleine Pinault montre que Leprince, qui selon elle n’est jamais allé jusqu’au Kamtchatka, a repiqué une partie des costumes qu’il dessine et peint d’autres séries illustrées qui l’ont précédé : les Voyages de Corneille Le Brun par la Moscovie, et la Perse et aux Indes orientales, en hollandais à Amsterdam, Willem et David Goeree, 1711, puis en français à Amsterdam, frères Wetstein, 1718 ; La Chine illustrée de plusieurs monuments tant sacrés que profanes du père Athanase Kircher, deux éditions latines à Amsterdam en 1667, éd. française, Amsterdam, Jean Jansson…, 1670 (2e partie, chapitre IV) ; enfin les dessins exécutés par Fedor Vassiliev au temps de Pierre le Grand (vers 1719), ou les portraits de paysans et de bourgeois russes et finois peints par Pietro Rotari et insérés en 1764 par l’architecte Jean-Baptiste-Michel Vallin de la Mothe dans les boiseries de la salle des portraits de Petrodvorets.

30

Voir le commentaire presque élogieux de Diderot, DPV XVI 574-576.

31

31 Tous les tableaux suivants sont des huiles sur toile désignées sous le titre de La Diseuse de bonne aventure : Le Caravage, 1598, musée du Louvre ; Simon Vouet, 1618-1620, Ottawa, Galerie nationale du Canada ; Nicolas Régnier, 1625, musée du Louvre ; Valentin de Boulogne, 1628, Musée des Beaux-Arts de Valenciennes ; Georges De La Tour, 1635-1638, New-York, The Metropolitan Museum of Art ; Jan Cossiers, Musée des Beaux-Arts de Valenciennes, milieu du dix-septième siècle.

32

Aux Estampes de la Bibliothèque nationale de France, on peut voir une Diseuse de bonne aventure gravée par Michel Lasne qui est un double portrait (une tête de jeune homme, sa main sur laquelle une pièce est posée et un visage de Bohémienne), une autre par Pierre Brébiette qui campe la scène dans un paysage, avec pour légende un long poème en vers.

33

Les bambochades sont de petits tableaux ou des eaux-fortes représentant des sujets burlesques ou champêtres. Le nom vient d’un peintre, Pieter van Laer (Harlem, 1592-5/1642) surnommé le Bamboche (le petit bossu, de l’italien bamboccio), qui excellait à reproduire des scènes populaires et facétieuses (Le Vendeur de petits pains, Rome, Gallerie nationale ; Paysage aux joueurs de Morra, Budapest, Musée des Beaux-Arts). Callot occupe le premier rang parmi les auteurs de bambochades. Il faut citer aussi Téniers et Van Ostade, pour lesquels Diderot dit à plusieurs reprises son admiration, tout en professant par ailleurs le plus grand mépris pour la bambochade. Il déplore ainsi, dans la préface du Salon de 1767, la réduction des grands sujets « à la bambochade ; et pour vous en convaincre, voyez la Vérité, la Vertu, la Justice, la Religion ajustées par La Grenée pour le boudoir d’un financier » (DPV XVI 62) ; dans le même Salon, il reproche aux gravures de Cochin « un aspect bas, ignoble, un faux air de bambochade » (DPV XVI 500).

34

Sébastien Bourdon, La Bonne Aventure, vers 1636-1638, peinture sur cuivre, 48x39 cm, Florence, Musée des Offices, inv. de 1890, n° 1206.

35

Peut-être y a-t-il là une allusion à la légende de Pan et de Syrinx. Syrinx s’était transformée en roseau pour échapper aux avances de Pan. Comme Pan soupirait devant les roseaux, il crut les entendre gémir. Il eut alors l’idée de réunir des roseaux de longueur inégale avec de la cire pour fabriquer la première flûte de Pan, appelée syrinx en grec (Ovide, Métamorphoses, I 705-712).

36

La tente, le rideau désignent conventionnellement l’espace restreint dans la scène classique, pour des raisons d’origine théologique. Voir par exemple à ce sujet S. Lojkine, « Une sémiologie du décalage : Loth à la scène », La Scène. Littérature et arts visuels, dir. M.Th. Mathet, L’Harmattan, 2001, pp. 15-17.

Référence de l'article

Stéphane Lojkine, « La Russie de Leprince vue par Diderot », Slavica Occitania, n°19, Toulouse, 2004, pp. 13-38.

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